Double album, double peine ? Déjà il y a longtemps, à de rares exceptions près, c’était le cas. Aujourd’hui plus encore, à l’heure où, à l’instar de Kanye West l’an dernier, plusieurs artistes s’apprêtent à publier deux nouvelles productions coup sur coup. En commençant par l’incorrigible Damien Saez. Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ?
Less is always more » (« le moins, c’est toujours plus ») chante, sur son tout nouvel album, James Blake. Un clin d’œil à la fameuse formule du poète dramaturge anglais Robert Browning, reprise ensuite à son compte par l’architecte Mies van der Rohe. Et un sage précepte que l’on ne pourra pas reprocher à la discrète icône de l’électro de ne pas appliquer, tant dans sa musique qui cultive les ellipses que pour le rythme tranquille avec lequel il distille son œuvre. On n’en dira pas autant de Damien Saez qui, dans la foulée de son #Humanité publié en décembre dernier, s’apprête à lâcher dans les jours qui viennent (le 1er février) un second disque, A Dieu (jeu de mot, comme aurait précisé feu maître Capelo). Une habitude chez l’artiste. Une aubaine pour les fans ? Probable, mais ce n’est même plus sûr. Car l’#Humanité, qui aurait pu (dû) rattraper le naufrage du triple Lulu (publié sur les talons de Manifeste, il y a deux ans), aurait mieux fait de s’intituler « Calamité », tant, en caricaturale resucée de J’accuse, il suinte toute la lourdeur et la vulgarité qu’il prétend vomir et dénoncer (tenez, un échantillon gratuit : « Les moches en burqa, les bonnes en bikini, ma religion à moi… »). C’est dire si on a hâte d’en entendre un second volet… Et si, par miracle (mais concernant l’oiseau, qu’on a pourtant soutenu autrefois envers et contre presque tous, il faut bien avouer que l’on n’y croit plus vraiment), cet A Dieu – aux allures de chant du départ, à en juger par un premier extrait sur l’air de « il est venu pour moi/Le temps de tirer ma révérence » (S’ils ont eu raison de nous), sauf que là aussi, il nous a déjà fait le coup – marquait une réinvention inespérée, on s’interrogerait d’autant plus sur la nécessité de nous avoir infligé son prédécesseur… Autoflagellation ? Pas impossible. Parce que si le but du chanteur était de nous écœurer pour de bon, au point de devenir allergique au moindre de ses maniérismes vocaux et tics stylistiques (et ô combien répétitifs), c’est réussi. Mais il découle bien plus sûrement de cette mégalomanie galopante que Saez (à l’instar de ses fans les plus fidèles) ne sait mesurer qu’à l’aune du rejet qu’il parvient à susciter. Et dans ce cas, grand bien lui fasse.
Peut-être que Damien Saez se dit aussi qu’il marche sur les traces d’un autre grand incompris, Kanye West. Lui aussi avait trouvé malin de faire paraître coup sur coup deux albums en juin dernier. Avec pour résultat d’en voir un, le très dispensable Ye, aussitôt disqualifié par l’autre, nettement meilleur, Kid see ghosts, réalisé en collaboration avec Kid Cudi. Ce qui pourrait là encore constituer une stratégie : limiter la comparaison et la concurrence à soi-même (on est mégalo jusqu’au bout ou on ne l’est pas), en valorisant une sortie au prix de sacrifier l’autre. Passionnant, n’est-ce pas ?
Offre incessante et pléthorique
Tout cela serait anecdotique si ces cas isolés de publications simultanées ne semblaient pas virer à la petite tendance de l’année. Pour le printemps sont annoncés deux nouveaux albums de Foals, champions du math rock, une double ration de Sunn O))), les maîtres du drone metal, et une proposition similaire de la part des esthètes pop chic de Vampire Weekend. Où est le problème, se diront là encore les fans ravis. Aucun si ce n’est celui-ci : qui, en dehors des déjà convertis, a envie (et, par ailleurs, le temps), face à l’offre incessante et pléthorique de nouveaux sons, d’aller à la découverte d’une telle suroffre ?
On a longtemps entendu dire, et même constaté, que la majorité des doubles albums d’antan auraient fait, élagués des titres de qualité moindre, d’excellents disques simples. N’accouche pas de Blonde on Blonde, d’Electric Ladyland ou d’Exile on Main Street qui veut. Que celui qui apprécie d’un bout à l’autre Ummagumma ou Mellon Collie and Infinite Sadness prétende le contraire.
Titres à la chaîne pour téléchargement dopé
Au moins, à l’époque de ces œuvres fleuves – même et surtout les propositions les plus autocomplaisantes –, on croyait encore en l’album, au geste artistique qu’il représentait : une collection de chansons ou de pièces musicales conçues pour cohabiter ensemble. A l’ère de la dématérialisation et du streaming à tout-va, ce n’est plus le cas. Et si les cadors, du R’n’B notamment, publient des titres à la chaîne et des albums aux tracklistings interminables, la raison est souvent autrement plus cynique et comptable : le but est de doper le nombre de téléchargements ou d’écoutes. Une chanson, même de second choix, écoutée une fois, c’est toujours ça de pris.
De leur côté, pas impossible que Foals, au hasard, ne concilient aussi lucidité et pragmatisme économique. Il est peu probable que dans vingt, trente ou cinquante ans, on voit fleurir, comme c’est le cas aujourd’hui pour les grands classiques d’hier, des éditions de luxe regroupant le moindre de leurs chutes de studio. Autant donner tout, tout de suite, battre le fer tant qu’il est chaud. Une vision désabusée de la consommation musicale moderne ? N’est-ce pas ainsi que l’on peut entendre le conseil en forme de constat livré par Ezra Koenig, de Vampire Weekend, sur Instagram : « Ça fait beaucoup de chansons, et si vous trouvez qu’il y en a trop, vous n’aurez qu’à vous constituer, en playlist, la version raccourcie qui vous plaît. » Dont acte.
PS : Si vous n’avez pas encore totalement lâché l’affaire Saez, vous vous retrouverez peut-être dans InSaezissable (éd. Braquages, 96 p., 9,90 €), de Romain Lejeune, journaliste et fan (un brin masochiste) du chanteur, journal de bord de son lien affectif à l’œuvre et à l’artiste, entre brèves rencontres et innombrables lapins qu’il lui a posés.
Hugo Cassavetti
Source : www.telerama.fr