En 2010, Damien Saez, petit prince adoré et haï de la variété française (le timbre sa voix et les mots qu’il emploie charment autant qu’ils agacent), sortait J’accuse, un album (son sixième) qui osait la référence à Zola et aux grandes luttes engagées contre ceux qui s’opposaient à l’humain (« J’accuse », c’était le titre de la tribune du journaliste et écrivain naturaliste qui se positionnait en faveur du capitaine Alfred Dreyfus), et qui osait, aussi, une pochette au moins aussi provocatrice que le contenu d’un album qui s’en prenait, avec une plume acérée, à la société de consommation et ses dérives (« Pilule », « J’accuse », « Des p’tits sous »). « Oh non l’homme descend pas du singe, il descend plutôt du mouton », dit-il alors.
« J’accuse ! Au mégaphone dans l’assemblée ! »
La pochette du disque, proposée par le célèbre photographe français Jean-Baptiste Modino, prenait ainsi, et contrairement à ce que la discographie de Saez suggérait jusqu’alors, le parti de la provocation manifeste. Jusqu’ici, le chanteur avait en effet envisagé la voix du portait pris de loin (Jours étranges) ou de près (le triple album Varsovie-L’Alhambra-Paris), ou le portait d’une autre (sur Debbie, c’est une femme, prise depuis le pont de Bir-Hakeim, la tête en bas et les cheveux au vent).
Sur J’Accuse donc, dans un chariot de supermarché aussi banal que n’importe quel chariot de supermarché (« J’me balade dans les grandes surfaces / J’ai pas assez mais faut payer / Je cours au gré des accessoires / Et des conneries illimitées »), une femme, blonde et maquillée comme Marilyn, pose nue, simplement vêtue de chaussures à talons noirs. Sur la pochette du disque, en lettres capitales, le nom de l’album et cette menace, formulée à l’impératif : « J’ACCUSE ».
Condamner une société qui se contente du superficiel et de remplir (métaphoriquement mais surtout physiquement) le cadis de ses envies, et utiliser, in fine, la publicité afin de lutter contre la publicité. Le message est clair. Et sans doute même un peu trop : les sociétés chargées de l’affichage dans le métro parisien et sur les kiosques à journaux (CBS Outdoor, Clear Channel, Decaux et Mediatransport) refusent alors d’afficher la photo dans le métro parisien au moment où celle-ci devait faire la promotion des prochains concerts de l’artiste. La raison ? La photo est jugée « dégradante pour l’image de la femme » et « contraire à la recommandation ‘Image de la personne humaine » par l’Autorité de régularisation professionnelle de la publicité. « Je n’ai pas la sensation que les couloirs de métro m’aient attendu pour dégrader l’image de la femme. Avec le J’ACCUSE dessus, il n’y avait pas de doute possible… », réagira dans la foulée Saez dans Les Inrocks.
Plus à l’aise que jamais dans un costume de tribun d’une plèbe dont il condamne les moeurs, les errances mentales et les défaillances intellectuelles, Saez se voit alors directement condamné par l’une des institutions (celle qui décide ce qui peut être publicité et ce qui ne l’est pas) dont il condamne le plus les usages. Trois ans plus tard, et alors qu’est sorti entre-temps le triple album Messina (le garçon est du genre compositeur compulsif et productif…), et sa pochette composée d’une petite dizaine de photographies mises les unes à côté des autres (y figurent une paire de seins, un crucifix, une figure féminine bien pieuse etc.), Damien Saez récidivera avec la sortie de son huitième album, le toujours très provocateur Miami.
« Marie ou Marilyn, peu m’importe ton nom »
Sur cette pochette-là, et avec cette photo signée Mathieu Morelle, une jeune fille présente son cul au monde, et, faussement pudique, en camoufle la vision en présentant devant celui-ci une Holy Bible. L’opposition et la complémentarité entre la putain (celle qui a donc « du plastique dans les seins ») et la sainte (celle qui feuillette la Bible mais ne la connaît pas forcément) ne date, chez Saez, pas d’hier, et est même l’un des leitmotivs favoris d’un artiste qui a toujours, au sein de sa discographie vaste et fournie, confronté le sentiment amoureux à la dévotion sacrée. Déjà engagée sur la pochette de Messina, ou plus tôt encore, en 2004, au sein de l’album Debbie (dans « Marie ou Marilyn », il chante : « Marie ou Marilyn, peu m’importe ton nom / S’il y a la passion, s’il y a la communion / Du corps et des esprits / Paris ou Miami, vas-y pour la folie / Vas-y pour l’insomnie, vas pour le paradis »), cette opposition trouve ici son paroxysme avec cette pochette, qui cible le nouveau Babylone de ceux qui tentent de demeurer en marge (Miami, là où « les filles s’écrient « Yummy ! Yummy ! »), un visuel qui condense en un cliché ce contre quoi Saez ricane et s’acharne : les sociétés consuméristes, la vulgarité ostentatoire, le porno comme exutoire, les fausses saintes derrière lesquelles se cachent de vraies démones.
Pas forcément plus nuancée que la photo qui fait office de pochette de disque, l’affiche de tournée, elle, représente un phallus géant (accompagné de ses testicules, pour que ça fonctionne mieux) non pas fait de chair, mais constitué de… billets de 500 euros.
Une fois encore, la pochette ne passe pas, et si elle ornera bien le fronton du disque et figurera bien en bonne position dans les rayons des Fnac, les usagers du métro, eux, n’auront pas le droit au derrière (celui de l’actrice Ana Moreau, paraît-il) qui prie et qui jure dans le même temps. Alan Gac, responsable alors du label Cinq7 sur lequel sortait le disque, dira au Plus de L’Obs : « La RATP nous a expliqué qu’en tant que service public, elle devait avoir un devoir de neutralité, et ne pouvait pas choquer ses usagers. » Pour Saez, et grâce à la censure de la publicité, c’est paradoxalement un nouveau coup de pub. Car ce qui est censuré par les institutions, en France, attire de manière irréversible les foules (l’exemple Polnareff qui montre son cul afin de faire la promotion de la tournée Polnarévolution en 1972 et qui récolte pour cela d’une amende de 10 francs par affiche à sortir de sa poche – 60 000 francs en tout).
Continuité parfaite des visuels de Messina (la croix christique, la paire de seins) et de Miami (le corps dévêtu, l’Holy Bible qui expose le sacré), et après un projet (Le Manifeste) illustré par un portait plus classique de Saez lui-même avec les yeux injectés de sang (noir), la photo proposée pour ouvrir l’album #humanité joue, une fois encore, sur l’association / opposition de la putain et de la sainte. Cette association-là suggère aussi, et comme d’habitude, les contradictions d’une « humanité » (puisque c’est bien de cela dont il s’agit ici) tiraillée entre le désir de se montrer moral, juste et droit (la croix) et celui de répondre à des désirs plus profondément enfouis, et globalement peu conforme avec les socles moraux et idéaux de la civilisation telle qu’elle est constituée, en apparence, dans les sociétés occidentales du XXIe siècle (les seins à l’air, et le flingue sur la tempe).
Incarnée une fois encore par Ana Moreau – la « protagoniste » de la pochette de Miami également très présente au sein de la tournée du Manifeste (« Pour la première fois une oeuvre cinématographique se déroulera tout le long d’une tournée », dit la chaîne YouTube « Jours étranges ») – la pochette, présente une jeune fille blonde et très maquillée, les seins nus et vêtue d’une veste en cuir noir. Au bout d’un pendentif se trouve une croix chrétienne, et dans son regard, demeure le noir. C’est que dans l’une de ses mains se trouve un revolver, et dans l’autre, un smartphone. La scène, shootée là encore par le photographe Mathieu Morel, évoque bien évidemment le suicide d’une jeune fille qui a décidé, comme l’autres l’ont déjà fait avant elle, de partager les derniers instants de son existence en direct sur les réseaux sociaux. Periscope, Facebook Live ou Instagram : tous permettent de le faire.
Werther au féminin, Virgin Suicides 2.0, Roméo sans Juliette, Ana Moreau végète dans le sombre, qui représente ce qui se trame dans son esprit, et n’est éclairée que par la lumière de ce téléphone (qui renvoie, là-encore, à la lumière divine) qui s’apprête à diffuser l’annonce de son ultime action. « #humanité » : chez Saez, l’humain (ou plutôt systématiquement l’humaine…) a souvent montré son cul et ses seins afin de crier au secours. Mais malgré les connexions et les amis numériques, personne n’a, semble-t-il, vraiment entendu ces cris-là…
Le son
Les réseaux sociaux, le consumérisme, les palaces qui narguent les ghettos, les jet-setteuses revendiquées, la stigmatisation des marges, les influenceuses qui vendent leur cul… la nouvelle croisade de Damien Saez prend la forme d’un hashtag, et ratisse, comme toujours, assez large, au sein d’une Babylone photographiée à coups de filtres Insta bien sélectionnés. Romantique et misogyne (cet écart-là a toujours été l’une de ses grandes marques de fabrique…), agacé et parfois agaçant, Saez ne fera sans doute rien tomber. Il aura, ceci dit, au moins eu le mérite de gueuler. Et offert un porte-parole à une communauté qui, comme le Français, rêve tellement fort qu’il a le plus souvent tendance à parler de ses cauchemars.
Bastien Stisi
Source : neoprisme.com