POINT DE VUE – Le chanteur a livré un concert-fleuve de 3h30 à plus de 3000 personnes mercredi soir à Talence. Rebelle mais poseur, intense mais trop sérieux, la colère de Saez se perd dans un show sincère mais aussi prétentieux
Dans un beau noir-et-blanc, une femme sur grand écran. Assise sur un lit avec vue sur ville nocturne, elle fume et soliloque pendant une dizaine de minutes sur sa vie, ses rêves, son père disparu. C’est touchant, soigné, prenant. Au milieu de ce court métrage, Saez vient s’asseoir discrètement au piano pour surligner le monologue chahuté par les cris des fans ayant aperçu leur star.
Le rideau tombe, Damien Saez tombe le gros gilet, garde la chemise de bûcheron pour deux titres guitare-voix issu du magnifique "Oiseau liberté" sorti en décembre. Deux des sept titres exclusivement consacrés aux attentats du 13 novembre. "Les enfants paradis" reste une des plus belles chansons écrites en 2016 sur 2015.
Depuis 20 ans, Saez est en colère. Contre la dictature avilissante des médias, la complaisance corrompue des politiques envers les puissances de l’argent, la sous-culture que les nouveaux outils de communication rendant médiocres, nombrilistes, gavés d’informations et toujours plus ignorants. Saez a raison. Mais les bonnes et vibrantes intentions font-ils oeuvre artistique?Il est la preuve vivante que pas toujours.
Damien Saez a de très bonnes chansons ("Betty", "Marianne", "J’accuse") mais écrit trop de chansons. A coups de triples albums (le dernier vient de sortir), il exorcise sa rage tous azimuts. Résultat, beaucoup de déchets, certes pas trop présents dans le spectacle. Restent la posture du gars et la mission qu’il; semble s’être fixée. La posture trop adolescente d’un gars qui aura 40 ans en août: la colère et la révolte n’ont bien sûr pas d’âge, mais certains gimmicks lassent un peu. La clope et l’alcool sur scène, la vraie-fausse bougonnerie du début de concert pourraient passer si les chansons sublimaient par leur poésie, leur relief, leur profondeur.
Mais elles ne sont elles aussi qu’étendards, complaintes romantiques et politiques scandées ou hurlées sur une seule tonalité. Et au bout de deux heures, les musiciens de ce combo rock ont beau être des cadors, on en a marre, saoulé et englué qu’on est dans ce déluge monochrome. Et comme si cela ne suffisait pas, Saez nous impose pendant 10 minutes au milieu de ce marathon, un long texte toujours pertinent sur le fond, pensum indigeste sur la forme.
"Macron, à la tienne", rugit Saez avant d’entonner "Mon terroriste", fustigeant rageusement le radicalisme sauvage du capitalisme, producteur des attentats en bout de chaîne. "La France va voter entre Rotschild et les néo-nazis", renchérit-il quelques minutes plus tard, sous les bravos d’un public acquis, fervent, quasi mystique parfois. Gênant pour un chanteur savoureusement anticlérical. Sa "Lettre aux politiques" qu’il lit avec emphase ne surprend plus après 3 heures de lourd gavage. On pense à Mano Solo, Noir Désir, Brel, tous ces autres écorchés notoires. Manque ici cruellement une poésie plus libre, aux formes plus variées que ce sempiternel pamphlet braillé d’une voix stridente. Au fil des chansons, des discours, des harangues, on réalise que le grand absent est l’humour qui pourrait donner de la distance et du relief au reste.
Ballades, rock puissant ou chansons de marin et de bars: le concert s’étire, 3h30 au final, fourchette basse pour le généreux. "20 ans à ne pas faire la pute dans les télés et les radios", déclare-t-il en fin de rappel. "C’est vous qui avec permis ça, merci." Deux générations déjà qui suivent Saez dans sa juste et sincère colère. Souvent si mal et si prétentieusement exprimée et mise en scène. Au mitan de ce long tunnel étouffant, un deuxième monologue féminin touche encore juste, celui d’une jeune prostituée confiant son désespoir tranquille. "Je ne suis pas malheureuse, mais qu’est-ce que je ne suis pas heureuse", souffle-t-elle. Ces deux films seront les faits marquants du concert si long et finalement frustrant. Un comble.
Yannick Delneste
Source : www.sudouest.fr