La nouvelle vague
Le rendez-vous est fixé à midi à la maison de disques. Autant dire à l'aube. Ambiance thé ou café pour un entretien qui s'annonce décontracté. Le personnage arrive, en personne. Plus de lunettes de pilote, plus de veste militaire. Il a l'air en forme (il s'est mis au sport ?). Ça va comme un lundi. Ce n'est pas la rencontre du 3ème type, plutôt celle d'un type, d'un individu lucide, responsable et simple. Le garçon est pourtant complexe : bicolore mais jamais gris. Il est accompagné de « Debbie », son nouveau bébé. C'est un homme maintenant, sage et attentif, Damien Saez s'expose en cinémascope. Un écran n'est-il pas fait pour cacher et montrer à la fois ?
Comment te sens-tu à l'heure qu'il est, avec la sortie de ce nouvel opus « Debbie » ?
C'est dur, je suis fatigué, vraiment usé physiquement.
Quelle part de vécu y a t-il dans tes morceaux ?
Il y a beaucoup de vécu... ou du vécu transposé par d'autres. Je pense par exemple au titre « J'hallucine » qui parle de peyotl, la drogue hallucinogène mexicaine issue des cactus et qu'on boit. Moi, je n'en ai pas pris, c'étaient des faits rapportés. Mais quand t'écris des chansons tu as deux façons de le faire. Soit tu voles la vie des autres soit tu racontes la tienne.
Quand tu « voles la vie des autres », tu t'inspires de qui, de quoi ?
Je crois que ça dépend du moment en fait. Ça dépend du regard que tu portes sur l'autre. Mais il n'y a pas vraiment de règles puisque la même scène à deux moments différents peut t'émouvoir ou tu peux passer complètement à côté. Non il n'y a pas trop de règles.
Est-ce que tu fais partie des gens qui croient qu'on n'écrit que sur ce qui ne va pas ?
Non. D'ailleurs j'aimerais bien arriver à faire rire en chanson ou plutôt à filer la pêche, qui plus est en français. Parce qu'avec l'anglais c'est différent. On est habitué à des phrases assez simples comme « Here comes the sun » (en chantant), tu vois ce que je veux dire ? En français c'est beaucoup plus dur mais une chanson comme « C'est extra » de Ferré, c'est complètement positif. Il y a des tas de chansons de ce type comme « Mathilde est revenue » ou « Madeleine » de Brel qui filent la patate.
Tu dis que tu aimerais y arriver, c'est-à-dire que ce n'est pas quelque chose que tu fais naturellement ?
Non c'est pas un truc naturel mais j'aimerais bien m'en détacher de temps en temps. Mais ça viendra peut-être avec l'âge, avec un peu plus de... je ne sais pas, de maturité.
Est-ce que c'est la musicalité d'un texte qui entraîne le son ou l'inverse ? Ou là non plus il n'y a pas de règles ?
Plutôt les textes, oui. En tout cas sur ce disque-là très clairement, plus les textes. Même s'il peut arriver de le changer complètement à la base ça t'aide puisque tout de suite tu ne vois pas ce qui va pas. En même temps c'est une chanson donc la musicalité des mots est très importante.
« Debbie » c'est un univers très cinématographique, couleurs, personnages, rythme... On pense immédiatement à un décor ou à une BO de film. Quelle est ta relation au 7ème art ?
Tu vois, avec le titre « En travers les néons » j'étais parti dans ma tête dans un mix entre « Blade Runner » et « Les Anges Déchus » de Wong Kar-Wai dans lesquels il y a énormément de prises en grand angle, très très arrondies qui donnent un effet sous drogue avec beaucoup de lumière au néon. On ne sait plus trop où l'on est. Je suis assez fan. Dans le cinéma actuel, le cinéma asiatique ou celui de David Lynch m'intéressent plus que ce qui se fait en France, alors que j'étais très porté sur l'époque Truffaut, Godard.
Cet album est rouge et noir. Le considères-tu plus sulfureux ou plus sombre ?
Histoire d'être positif je vais dire sulfureux. Mais je pense que ce qui est intéressant c'est d'avoir les deux. On a toujours les deux. Même au bout du bout, il y a tout le temps quelque chose qui nous ramène à la vie.
Quelle part de féminité y a t-il en toi ? Quelle femme serais-tu ?
Quelle femme ? C'est une bonne question. (hésitation) C'est difficile de répondre comme ça... Euh profondément je ne sais pas. Si tu m'avais demandé quelle actrice j'aurais aimé être, je crois que j'aurais répondu Audrey Hepburn.
C'est aussi parce qu'elle réunit ce côté « double » dont tu m'avais parlé, à la fois positif et négatif ?
Oui, oui. Un peu folle et en même temps donnant de la profondeur à la superficialité. Ouais, « Breakfast At Tiffany's ».
Tes textes sont très intimes et l'album très charnel. Es-tu quelqu'un de pudique ?
Dans la vie, oui je suis assez pudique.
Imagine-tu des gens faisant l'amour en écoutant « Debbie », étant donné la tension et l'érotisme qui en sortent ?
Ça c'est pareil j'ai du mal à l'imaginer puisque l'album c'est ma voix. Donc moi, je ne pourrais pas faire l'amour sur mon disque, ça serait un peu difficile. Mais de toute façon, c'est un disque qui parle quand même beaucoup de cul. Très clairement il y a beaucoup de chair, de prénoms, de lieux comme des backrooms... On peut être pudique et débauché.
Tu parles des lieux qui t'inspirent. Est-ce que la ville en fait partie ?
Ouais, plutôt la ville. Je trouve qu'il y a une perdition dans la ville qu'on ne retrouve pas ailleurs.
Pourrais-tu vivre en montagne par exemple alors ?
En revanche, je pense que je pourrais y vivre. En fait, j'ai l'impression de fonctionner par phases inversées. Je suis plutôt quelqu'un de la nuit que du jour. C'est une vie un peu plus apocalyptique et d'un autre côté j'ai des périodes très sages. C'est cyclique.
Si tu ne devais garder qu'un seule de ces phases ? Pour écrire notamment ?
Je crois que je ne pourrais pas. Je suis plus productif dans la débauche, dans le côté obscur.
Si ton album était une odeur ?
Si ça devait être une odeur (il réfléchit), je dirais le jasmin.
Un son ?
Euh... Si c'était un son... Ce sont de bonnes questions. En fait les bonnes questions tu les vois parce qu'il faut réfléchir. Les questions que tu as l'habitude d'avoir, tu y réponds avec des sortes d'automatismes et puis tu connais ton disque etc. C'est une bonne question étant donné que c'est de la musique. Euh... je dirais un... (silence)... un tambour indien.
D'où te viens ce goût pour l'Asie et la culture asiatique ?
C'est pas facile de répondre rapidement. En fait, historiquement l'Asie est prise entre sa culture et son attachement énorme à cette culture. Par exemple mon pote Franck qui joue à la guitare avec moi est Vietnamien. Je me rends compte que c'est une communauté qui se serre énormément les coudes, qui n'est finalement pas intégrée dans le sens brassage. C'est-à-dire qu'elle arrive à s'intégrer et à communiquer alors que d'un autre côté ils fêtent le nouvel an tous ensemble. Il y a un côté « on sait d'où on vient, on garde nos racines » que j'aime bien, c'est assez fort. Dans des pays comme le Japon depuis longtemps, Taïwan ou la Chine, il y a une sorte d'appropriation de la culture et des mythes occidentaux (français ou américain) à leur propre sauce. Quand je parle de Wong Kar-Wai, c'est ça. Il a beau tourner à Hong-Kong ou Memphis, ce sont toujours des asiatiques. Et si un mec essaie d'imiter Elvis, c'est pas Elvis mais c'est vachement bien. C'est un mix, un métissage de culture qui me touche énormément. Je pense qu'en Asie, quand ils osent à fond dedans, ils sont cent fois plus à fond dedans que nous. Aujourd'hui on a trop peur du ridicule. On ne va pas tenter de retravailler nos mythes puisqu'on a l'impression que ça a déjà été fait des millions de fois alors que l'impérialisme occidental en Asie est jeune, ça a quelque chose comme 40 ans. Artistiquement, il y a beaucoup de choses qui se passent là-bas aujourd'hui. Et puis c'est aussi une question d'affectif.
Quelles sont les qualités auxquelles tu fais appel pour écrire ?
La sensibilité mais pas dans le sens recevoir des choses et en être touché. Non, plutôt dans le sens de toujours essayer de se mettre à la place des autres dans l'écriture. Toujours avoir une partie de soi à l'extérieur, comme une caméra au-dessus de la table, qui te fait analyser ce que même toi, tu es en train de vivre. Toujours un regard extérieur sur ce qu'on peut vivre.
A quel accueil t'attends-tu pour ce disque ?
Sincèrement, j'ai assez confiance dans le bouche-à-oreille. Je pense qu'il ne sera pas joué en radio, il est trop rock et pas assez formaté pour avoir un soutien des médias. Et c'ets pas plus mal en fait. Je pense que la teneur de ce disque en fait, à mon avis, un disque profondément alternatif, et ils ne sont pas nombreux en ce moment. Et c'est en ça que j'ai confiance en lui. C'est assez paradoxal. Je ne vais pas m'inquiéter des ventes des deux premiers mois. On va aller sur scène et tout ira bien, j'espère.
Tu as justement eu recours à des modes de diffusion alternatifs comme le libre téléchargement d'une heure de son sur internet. Est-ce parti d'une contrainte ou d'une volonté ?
Ah non c'est une volonté de ma part. Je pense que c'est important de donner pour qu'à un certain moment il y ait un véritable attachement autant à une vision du monde qu'à la personne. Je pense que les gens respectent ça. Voilà maintenant, tu ne peux pas le faire tout le temps parce qu'il faut vivre aussi? Mais c'est important de le faire. De toute façon tu choisis ton camp.
Ton opinion sur le libre téléchargement ?
Pareil, ça ne peut pas être constant. Je préfère dire qu'on va continuer à donner des choses gratuitement sur internet et à un moment donné faire un album complet. Ce qui prend un an de travail. Et encore il y a la part du distributeur. Ce que je trouve bien avec internet, c'est que ça enlève la part des magasins. Le seul avantage à terme, c'est de faire des disques moins chers. Maintenant, ce n'est pas normal que le téléchargement soit pris comme quelque chose de légal, c'est ça qui m'emmerde. En soi, être piraté et s'assumer pirate je n'ai aucun problème avec. Il faut prendre position et l'assumer. Et puis ça n'est pas profondément gratuit puisque tu paies ton abonnement et ton ordinateur.
Tu parles de responsabilité du public et des labels ?
Ouais, exactement. Il s'agit de ne pas jouer double jeu, c'est juste ça. C'est aux gens réellement de faire la part des choses entre ce qu'ils estiment avoir de la valeur ou pas. Tu te rends compte que des mômes sont capables de payer 7 euros pour se payer une sonnerie de portable et que d'un autre côté on dit « un album c'est trop cher », tu vois. Une place de ciné c'est pareil. Le problème de fond c'est la valeur qu'on met à la musique. Je parle de qualité sonore. Si on écoute un disque sur un ordi, c'est clair qu'on peut télécharger, mais sur une chaîne c'est différent. En même temps ça ne m'empêche pas de dormir. C'est parce qu'on en parle. Je trouve ça assez drôle parce que je ne suis pas sûr que les gens qui téléchargent achètent encore des disques : ils choisissent les albums qu'ils vont acheter.
Tes prochains live, tu as commencé à les imaginer ?
On va prendre un peu le temps de mettre ça en place. Je pense que ce sera très rock, forcément. Des concerts sans machines. Les musiciens seront les mêmes.
As-tu déjà pensé travaillé pour quelqu'un d'autre, faire un duo ?
C'est en cours en fait. Je travaille sur un projet avec quelqu'un : un album concept, avec des histoires et des personnages. Il y aura une nouvelle identité sur ce disque complet.
Qu'est-ce qui te fait rire ?
Plein de choses. J'adore rire et je pense qu'on devrait tous avoir au moins un fou rire par jour, pour être mieux dans nos têtes.
Et si ça n'avait pas été la musique ?
On ne peut pas m'enlever la musique. J'ai fait le conservatoire et après mon bac j'ai enchaîné direct. Ça a toujours été clair pour moi, je ne me suis jamais posé de questions à ce sujet. J'ai quand même un fantasme. Si je devais arrêter de chanter, j'aimerais avoir une réservé avec plein d'animaux à m'occuper. Une sagesse.
Pour finir, si tu étais un personnage de film : gentil, méchant, victime, anti-héros ?
Définitivement le méchant. Je suis plus Dark Vador que Luke Skywalker. De toute façon je suis trop vieux pour faire Luke.
Thoal Nidareth