Damien Saez : « Pouvoir exercer sa passion n’est pas donné à tout le monde. Il faut de l’acharnement, y croire. »
Après le Manifeste : l’Oiseau Liberté, Acte I, fin 2016, le chanteur sort le triple album Lulu, Acte II. Un ensemble dense, fort et émouvant où il continue de mettre des mots sur les maux de la société pour combattre les haines et le repli sur soi.
Dans Mon pays je t’écris, une des chansons du Manifeste Acte I, vous dites : « Ils sont morts les Vinci, les Rimbaud, les Voltaire. Mon pays c’est l’enfer, la misère des cerveaux. » C’est une vision à la fois radicale et pessimiste. Vous pensez que la culture a disparu en France ?
Complètement. Combien de nouveaux chanteurs français ? La poésie, elle est où ? C’est quand même calamiteux. Facebook, les tweets, l’existence par la communication ne me semblent pas donner quoi que ce soit de bon. Les politiques ne sont plus là, les médias ont pris la place et au-dessus d’eux les compagnies, les sociétés. À la présidentielle, ce serait plus limpide si on votait pour Total ou Bolloré, les candidats étant dépendants des médias, lesquels dépendent des puissances d’argent. On voit ce que ça a donné aux États-Unis, où le président de la plus grande puissance au monde se fait élire par ses posts sur Twitter et Facebook. On en est là. La chanson (écrite après les attentats du 13 novembre 2015 – NDLR) dit aussi « ton peuple ne sait plus lire ». Je pense que chez beaucoup de gamins en perdition et dans le désœuvrement la carence culturelle est énorme. Parmi ceux qui vont sombrer dans la haine de l’autre, je ne suis pas sûr qu’ils aient lu un jour une ligne. C’est important d’être en connexion avec sa langue. On dit « dieu c’est l’argent », mais, si tu n’y as jamais accès, tu vas chercher d’autres dieux. La règle du vivre-ensemble est censée être la République. Le problème aujourd’hui est qu’elle montre ses défaillances et on a l’impression que c’est elle qui est le serviteur de l’argent. Elle ne paraît plus être au-dessus, et plus elle descend, plus la religion monte.
Il y a aussi ces mots « c’est la guerre de l’or noir qui a tué nos enfants, la guerre de l’argent »…
C’est la décadence du système qui amène au terrorisme. On est dans cette période-là, un moment compliqué pour le capitalisme. L’histoire du Brexit use deux arguments : « ayez peur de ceux qui vont venir vous piquer votre boulot » et « il faut refermer puisque la mondialisation ne vous apporte rien ». Je pense que beaucoup d’Anglais ne votent pas spécialement contre Bruxelles, mais également contre leur propre gouvernement. Comme l’extrême droite qu’on a aujourd’hui, c’est les mêmes montées vers quelque chose de plus national, parce que c’est la dèche. Sans parler du nombre de dépressions, de suicides parce que telle usine va fermer alors qu’elle fait encore des bénéfices. Ce que cela crée comme enfer est une réelle plaie pour l’homme.
Faut-il voir dans Mon Européenne une chanson contre l’Europe du repli sur soi ?
L’erreur de l’Europe, ces dernières années, a été de n’être qu’un billet de banque. Or, ce n’est pas ça. Que des pays en commun trouvent normal de parier sur la dette d’un autre pays d’Europe, la Grèce, c’est d’un cynisme très violent. Cela m’écœure. Il y a là quelque chose de profondément anormal. Mon Européenne, elle est plurielle. Le souci de la France ce n’est pas de savoir si il y a trop de gens qui arrivent ou pas assez. Il s’agit de savoir qui on est dans cette conjugaison. On ne rajoute ainsi jamais des mots d’argot ou venant de l’étranger à la langue française. On préfère enlever et s’amputer nous-mêmes de notre propre culture. Dans le même temps, on dit : « la culture est importante, il faut la garder, ne pas être envahi ». Cela n’a aucun sens. Pour moi, l’important est d’ouvrir les bras. Élargissons la culture au lieu de la réduire et on ne la perdra pas. Au contraire son socle deviendra plus grand.
Quelle lecture faites-vous de Je suis ?
C’est une chanson un peu ironique sur les réseaux sociaux où chacun donne son avis. C’est le culte de la petite opinion, de la petite phrase qui donne l’illusion d’avoir accès à l’expression personnelle, voire à l’existence, sans se rendre compte dans le même temps qu’on fait faire du blé à un mec qui dirige le système à la Bourse de New York. Facebook, c’est le plus grand hold-up du siècle. Au lieu de descendre dans la rue, on dit aux gens : « postez votre truc ». Mais personne n’est vraiment conscient de tout cela, car la base de ce système est plutôt ludique. On est tellement perdu dans notre solitude et notre quotidien que, dès qu’il y a une fenêtre, on s’y jette. Dans la téléréalité il y a un casting avec des gens qu’on voit vivre comme des souris. L’étape d’après, c’est Facebook. C’est l’Internet-réalité de la vie des gens, mais il n’y a plus de casting. On devient acteur de l’illusion de son propre film. C’est étrange.
Que vouliez-vous faire passer au moment de l’écriture de Tous les gamins du monde et les Enfants paradis, deux textes forts et sensibles qui évoquent les attentats de Charlie et du Bataclan ?
L’époque a changé, mon âge aussi. Je ne suis plus dans la chanson Fils de France, que j’avais écrite en 2002 au moment où Le Pen était au second tour de l’élection. Ma réaction avait été instantanée. J’ai voulu sortir Tous les gamins du monde plus tard, car je trouvais important de la graver quand les choses s’estompent, comme un devoir de mémoire. Le sujet est tellement dense et sociologiquement complexe qu’une chanson ne pouvait suffire. C’est pour ça que j’ai écrit Ma gueule de terroriste dans le Manifeste : Lulu ; qui est comme une conclusion de cette page-là. Les Enfants paradis est une chanson hommage. Il n’y a pas d’opinion. C’est la plus pure d’une certaine manière. J’ai voulu garder la première prise de voix pour rester sur l’émotion. La chanson n’en fait pas trop, elle est juste là dans sa vérité. Dans ce cas-là il ne faut pas se regarder. J’avais la mélodie en tête, le texte, je l’ai juste posée au piano. C’est tout.
Vos chansons ont souvent un caractère pamphlétaire. Est-ce que cela vous vaut des inimitiés ?
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas parisianiste. Je suis un cul-terreux provincial ! (Rires.) Je ne fais pas des chansons en pensant à des gens en particulier. Que je n’aie pas de famille et pas spécialement de potes dans ces sphères-là, c’est le cas depuis le début. C’est ma nature propre. Je ne fais pas de pub télé. Je dois faire date sur ce truc-là. Je me suis construit comme ça.
Le fait de ne pas faire de concession, est-ce facile à vivre ?
C’est plus dur pour les finances. Je ne suis pas propriétaire d’un appartement, mais ce n’est pas grave. Pouvoir exercer sa passion n’est pas donné à tout le monde. Il faut de l’acharnement, y croire, travailler beaucoup sur son œuvre, dont on est maître. C’est une chance énorme.
Avez-vous l’impression d’être compris ?
Mon but n’a jamais été d’avoir la majorité. Je pense que je suis compris et ressenti par des tas de gens qui savent que ce que je fais suinte l’honnêteté. Ils me le rendent, notamment en concert. Je sens cette envie de continuer le voyage avec moi et de faire l’effort de suivre la trajectoire de ce mec avec qui ils ont grandi d’une certaine manière. C’est un échange que je trouve très fort.
Victor Hache
Source : www.humanite.fr