Pour connaître Saez depuis quelque temps déjà, nous avions remarqué que le nom d'un artiste, chanteur comme lui, revenait souvent dans la bouche du Dijonnais. Souvent d'ailleurs pour citer celui-ci en exemple et louer ses carrière et personnalité exemplaires. Il n'en fallait pas plus pour que naisse l'idée d'une rencontre. Surprise : pour Hubert-Félix Thiéfaine, Damien Saez est aussi une personnalité attachante et un talent qu'il souhaitait croiser tôt ou tard. La vie est bien faite. Rencontre parisienne.

Doit-on encore présenter Hubert-Félix Thiéfaine ? Oui et non. Non, parce que son visage, sa carrière et certaines de ses chansons sont connues de (presque) tout le monde (certaines comme « La fille du coupeur de joints » faisant même carrément partie du patrimoine). Oui, parce que le Jurassien est demeuré secret par delà le sannées. Pas vraiment un choix, plutôt un « accident ». Systématiquement négligé par les médias depuis vingt-cinq ans (surtout radios et télés, Dieu sait pourquoi) alors qu'il peut se permettre sur sa seule notoriété de remplir Bercy. Hubert-Félix a décidé depuis belle lurette qu'il n'en aurait cure et qu'il utiliserait même sciemment cette non-médiatisation comme un outil de... médiatisation ! Tant et si bien que Thiéfaine est aujourd'hui un poids lourd de la chanson hexagonale par le seul mérite de son talent et la volonté d'un public qui, génération après génération, lui voue un attachement et une tendresse rarement vus dans l'histoire de ce pays.

Il faudrait très mal connaître Damien Saez ou très mal décoder ce que nous crie depuis trois ans le garçon pour ne pas comprendre ce qui le fascine dans la carrière d'Hubert-Félix. Libertén indépendance, maîtrise de son destin, rapport fort à la langue et la culture française, intérêt manifeste pour le rock anglo-saxon de qualité, les sujets de concorde ne manquent pas entre les deux homme qui, même du point de vue politique et citoyen et avec vingt-cinq ans d'écart (l'un pourrait clairement être le fils de l'autre...), partagent les mêmes analyses. Monologue à deux voix de deux fils de France.

Une ville de chiens

Hubert, l'idée de cette rencontre est née d'une discussion avec Damien pendant laquelle je me suis aperçu qu'il avait énormément de respect pour l'artiste Thiéfaine. Comme ce n'est pas très fréquent qu'il dise du bien comme ça, j'ai sauté sur l'occasion (rires) !

Damien : Ça c'est clair (rires) !

Hubert-Félix : Moi j'avais lu une interview de toi où tu démolissais Dijon et cassais les Dijonnais (les bureaux de la maison de production d'Hubert-Félix, Loreleï, sont installés à Dijon – ndlr) et ça m'avait bien plu, je dois dire (sourire). Mes enfants vont à l'école à Dijon, pour la petite histoire...

Damien : Tu sais que ça a fait du bruit là-bas cette interview, on en a parlé à ma mère, etc. J'avais dit que c'était une ville de chiens... Une ville où il y a vachement de fleurs, de pots de fleurs et donc de chiens qu'on promène, et qui y laissent des merdes ! Ça n'a pas beaucoup plu...

Au-delà d'un certain « tribalisme » dijonnais qui semble vous réunir, j'ai toujours trouvé depuis l'arrivée de Damien qu'il y avait entre vous – toute proportion gardée – une démarche assez similaire et une façon de se comporter qui était peut-être semblable, un esprit franc-tireur. Qu'en pensez-vous ?

Hubert-Félix : Qu'est-ce que ça veut dire « franc-tireur » ? Ça veut dire qu'on est un peu solitaire, un peu isolé et qu'on est un peu provocateur. Un peu plus que la moyenne. Pour moi, c'est une évidence, faut que je prenne un avocat à mon stade, les journalistes ont écrit cela pendant vingt ans. Pour Damien, c'est clair, dans ce que je connais de lui, il y a ce côté provocateur. Je te félicite d'ailleurs pour ce nouvel album que je n'ai pas encore eu le temps d'écouter comme je le voudrais et pour une chanson comme « J'veux du nucléaire » ; ce n'est pas fréquent d'aborder ce genre de trucs dans une chanson aujourd'hui.

Damien : On parlait de respect tout à l'heure, c'est exactement ça. C'est ce que Thiéfaine m'inspire. Parce que je suis jeune, parce que je suis très vite passé du statut d'adolescent attardé (comme c'est souvent le cas dans cette profession) et que je suis le produit de ma formation classique doublée du travail en studio. En clair que je ne viens pas de la scène, là où Hubert lui, est l'expression de ça...

Hubert-Félix : Ce n'est pas le problème scène/studio, c'est un faux débat à mon sens. Le principal, c'est l'écriture. Et dans l'écriture, c'est vrai qu'il y a une provocation chez nous deux qui nous rapproche. Aujourd'hui, Damien commence à repousser quelques murs et moi je me suis follement amusé trente ans à en abattre ! Et je suis totalement d'accord avec ce que tu dis sur l'adolescence. Moi, j'ai un fils qui est ado et si ça continue, je vais bientôt pouvoir l'appeler papa (rires) !

Damien : Je suis d'accord sur l'écriture. Dans ton dernier disque, ce que j'ai écouté, ce sont les textes, le reste, l'emballage, je m'en foutais. Ce qui m'intéressait, c'était les textes. Je ne m'intéresse qu'à cela d'ailleurs dans un disque la plupart du temps. Et ce qui m'a marqué le plus c'est « Also spracht Vinnie l'ourson » qui peut passer pour de la provocation mais qui est pour moi juste de la lucidité... C'est-à-dire : dire la réalité en y mettant de la poésie. C'est même fou de considérer cela aujourd'hui comme de la provocation...

Hubert-Félix : Aujourd'hui, il suffit de tendre un miroir aux gens pour être un provocateur...

Damien : ...Exactement, et c'est ça que je trouve incroyable. « J'veux du nucléaire » c'est le bon exemple, moi je le prends pas comme de la provocation, c'est le principe du miroir... Mais qu'est-ce que tu nous montres, toi ? C'est quoi tes impôts, ta drogue nationale, c'est pas ça ? Mais il me semble que c'est ça dont il est question.

FAIRE DRUCKER

Hubert, un jour tu as pris acte que le parisianisme n'était pas ton truc, que les médias radio et télé ne t'aduleraient pas. Dans le fait de continuer ta vie de musicien de cette manière-là (ce qui est d'ailleurs très bien), n'y a-t-il pas eu une espèce de délectation ?

Hubert-Félix : Pas tout de suite. Quand le succès est arrivé, ça faisait un moment que j'étais épuisé par les tournées qui n'en finissaient pas. C'est vrai qu'après « Loreleï » j'ai découvert qu'on pouvait vivre à la campagne (j'ai vécu 15 ans à Paris) et je me suis retiré. A l'époque, tout le monde croyait que j'étais mort parce que c'est vrai que j'avais envie d'arrêter, j'étais fatigué c'est tout, mais en même temps je continuais à écrire des chansons. Je me délecte aujourd'hui d'être médiatique du fait d'être ignoré par les médias, c'est-à-dire : « Thiéfaine c'est le mec boudé par les médias », et c'est ça le côté médiatique.

Damien : Sans être péjoratif sur le mot, mais « les rebelles de longue durée » comme toi, c'est relativement exceptionnel. Ce que je trouve bien, c'est que finalement sans les médias tu marches bien.

Hubert-Félix : C'est un peu ça... Si je devais passer sur TF1 qui ne m'a pas diffusé depuis 1981, la première question qu'on me poserait ça aurait un rapport avec ma non-médiatisation. Le plus bel exemple c'est quand j'ai fait Bercy, on m'a demandé de faire Drucker quelques semaines avant la date et quelques jours après on nous a dit que c'était annulé ! On s'en foutait car on savait déjà qu'on était complet (rires ! Quand on a demandé pourquoi, on nous a répondu que Thiéfaine n'était pas assez médiatique. Alors on a demandé ce qu'il faut faire pour être médiatique, ils nous ont dit : « Faut passer chez Drucker » (rires) !

Damien : C'est un peu comme la carte d'identité et le logement. T'as pas de carte d'identité si t'as pas de logement ; et t'as pas de logement t'as pas de carte d'identité ! Mais sinon ça reste quand même un accomplissement de remplir Bercy, comme gravir une montagne, c'est une façon de dire quelque chose...

Hubert-Félix : … Non je ne suis pas d'accord, parce que je ne suis pas arrivé, d'ailleurs moi je continue à monter dans ma tête. Après Bercy, j'ai dit : « On continue ! » Maintenant c'est vrai que j'ai fait un virage en changeant plein de choses dans mes équipes et dans ma tronche. Pour moi cette tournée est plus importante car avec mon dernier album une partie du public a dit « Ça c'est plus du Thiéfaine, on se barre ! » Mais j'ai récupéré une autre partie qui me rappelle mes débuts. Je me retrouve comme il y a 20 ans et ça me fout une pêche incroyable.

Damien : Moi quand je dis accomplir ça veut pas dire s'arrêter...

Hubert-Félix : ...Oui, mais après la montagne, ou bien t'en as une autre à franchir, ou bien tu t'arrêtes ; pour moi c'est continuer.

Damien : De toute façon, s'arrêter en haut de la montagne ça veut dire mourir.

Hubert-Félix : Oui, quelque part. Enfin c'est mourir dans sa joie car pour un désir accompli il faut une mort quelque part...

Damien : Mais le fait de l'accomplir, ça ne veut pas dire que quelque chose s'arrête. En tout cas moi je trouve sincèrement que c'est une preuve énorme, c'est pas un truc médiatique. Tu vois, je dis ça dans le sens : « putain cette salle elle est mythique », c'est pas ça... C'est une preuve énorme du soutien des gens, il n'y a rien de plus beau que ça. Tu vois, c'est se dire telle date est comp^ète, voilà, on l'a remplie de personnes.

Hubert-Félix : Oui, mais regarde par exemple pour mon album qui est double disque d'or...

Damien : Ouais mais double disque d'or on ne le voit pas ! Au bout du compte, ce sont des types sur un ordinateur qui comptent des gens que tu ne vois pas, que tu ne palpes pas. Par contre, les concerts, c'est du palpable.

Hubert-Félix : On en revient encore à la notion studio/concert. Pour moi une chanson se termine uniquement lorsqu'elle est chantée et jouée en public. Tu parlais de jouissance tout à l'heure. Je trouve ça jouissif de savoir que sans l'aide des personnes des médias, trois semaines avant Bercy tu vois des affiches marquées « complet ». C'est Bercy, pas le petit théâtre du coin.

Damien : Grave ! C'est ce qui s'appelle l'indépendance !

On devient moins con

Damien, la première fois où on a parlé ensemble de Hubert-Félix, est-ce que le respect que tu affichais ce jour était dû à sa façon de gérer sa carrière, ou c'était juste pour le chanteur et l'écrivain ?

Damien : C'est l'ensemble. Parce que quand tu te rends compte que ta vision d'une personne que tu ne connais même pas correspond à l'image que tu t'étais faite d'elle par rapport à ce que t'ont dit tes parents ou des personnes de Dijon et que tout ça colle dans la même direction, c'est cool. Et puis cette appréciation des textes et de l'attitude, c'est chouette. Moi, ce qui m'énerve le plus, c'est quand les gens ne s'attachent pas au sens mais à la forme ; il n'y a rien de pire que ça. Quand la forme prend le dessus sur le sens, là oui tu deviens médiatique.

Hubert-Félix : Oui, c'est normal, c'est aun autre chemin la liberté, ça coûte plus cher que de suivre le mouvement et de s'intégrer dans ce qui se passe. Avec la liberté, tu es obligé d'analyser sans cesse. J'envie ces gens-là parfois.

Assis l'un en face de l'autre, on sent une connivence, c'est sûr...

Damien : Oui, c'est sûr. Je crois que je fais partie d'une génération qui a connu un « revirement » en quelque sorte. J'ai grandi en écoutant des chansons (Brel, Barbara, Ferré, Thiéfaine...) qui n'étaient pas forcément celles de ma génération, mais je crois qu'on se positionne toujours dans la vie par rapport à ce qu'il y a eu « avant ». Peut-être pas immédiatement « avant », mais une peu « avant-avant » (rires) ! Moi, à Dijon, dans un bar rue Janin, j'écoutais « La fille du coupeur de joints » et ça faisait référence...

Hubert-Félix : De toute façon, il y a eu trop de gens qui ont cru à la « génération spontanée » et qui croyaient qu'ils avaient tout trouvé tout seuls. Or, pour ce qui me concerne, j'ai toujours considéré Ferré comme un maître, quelqu'un qui m'a bousculé en tout cas, et je ne passe pas une interview sans parler de lui parce qu'il m'a vraiment appris un truc. Même si à un moment, après plusieurs années, il a fallu que je pousse Léo en lui disant : « Maintenant, il faut que je fasse mon truc, tu m'as appris mais il faut que je vole de mes propres ailes ! » Parce qu'il ne fallait pas que je fasse du sou-Léo bien entendu, mais je pense que la vie, c'est une course de relais, et dans la création artistique aussi. Léo aussi a eu ses maîtres... Dans la vie, je ne crois pas à grand chose et même à rien, mais à ça, le passage de relais d'une génération à l'autre, j'y crois. C'est comme ça que l'humanité progresse, qu'on devient moins con. Même si des fois, ça n'a pas l'air très évident (sourire)...

Damien : Dans ton dernier disque, le mot que j'ai retenu, c'est « anarchie », c'est ce qui se dégage, et qui est un peu symbolique de ce qu'on est en train de vivre ; de ce « je ne crois en rien »...

Hubert-Félix : Quand on ne sait plus, il faut quand même continuer et je crois qu'on ne croit en rien parce qu'on ne sait plus. Mais ça peut bouger, dans 10 000 ans peut-être comme disait Ferré ; il faut de la patience et de la modestie, c'est ce qu'on a du mal à faire, spécialement en ce moment. Mais il ne faut jamais perdre la lueur d'espoir. En cent ans, tu as vu les progrès de l'aviation, pourquoi n'en irait-il pas de même pour les idées, après tout ?

Yves Bongarçon