Les premières fois se doivent d’être marquantes. C’est leur vocation. C’est comme si existait, quelque part, dans le grand livre des règles de la vie, un commandement qui dirait comme une évidence que toute première fois est un baptême qui doit faire date. Parfois, ce précédent devient une catastrophe, et on ne l’oublie jamais. On trouve ça tendrement innocent avec le recul, alors que l’on a failli mourir de honte ou de colère sur l’instant. On envisage l’amorce de chaque événement de l’existence comme on attend, pour coucher la première fois, le garçon avec qui on fera sa vie. Ce n’est qu’après qu’on le découvre : c’était beaucoup de bruit pour rien, ou pas, mais, de toute façon, ça ne méritait vraiment pas d’en faire un monde. Les choses iront de fait bien plus naturellement à partir de là – et le garçon choisi ne tiendra pas toute la vie, d’ailleurs.
Pour ma première chronique, je veux le sujet parfait, entendons la personne parfaite, celle qui sera suffisamment dérangeante et décalée pour heurter l’auditeur juste ce qu’il faut, mais aussi rock’n’roll, engagée, le tout dans le même sens que moi, ou du moins sur une route pas trop éloignée de la mienne, révoltée. Il sera l’instant zéro de ma saison, celui par lequel tout arrivera. Avouer mon admiration, dire que telle ou telle personne fait partie de mon panthéon personnel, cela revient à trouver, dans l’environnement des artistes qui font mon quotidien, ce qui me définit le mieux. Celui que je vais aimer, pour cette première, est pour moi et pour les autres celui qui se rapproche le plus de mon alpha et de mon oméga mental.
Damien Saez est mon paradoxe adoré. Il chante un rock français qui pourrait être celui d’un Baudelaire qui jouerait de la guitare. En lutte désarmée contre les médias, sa position fait de lui, étrangement, une bête médiatique, underground mais d’un art accessible, sombre et ténébreux sans être de ces talents dont le physique explique tout. Mais surtout, chacune de ses chansons, écrites à l’encre de ses révolutions personnelles, me fait maudire le Ciel de ne les avoir moi-même écrites. Depuis des années je suis sa groupie respectueuse, à plus de trente-cinq ans je ne compte plus les heures passées, dans le noir, la tête levée vers le ciel de mon salon et le casque sur les oreilles, à l’écouter comme si ma nuit en dépendait. Je ne l’ai jamais rencontré, jamais même vu en concert, je me suis contentée de passer des nuits entières avec lui, sans qu’il n’en sache rien, ou presque. Le presque tient à peu de chose, c’est un message envoyé et reçu, une bouée passée de mer à piscine, il dirait sans doute une bouteille de vodka dans une baignoire. À la radio – sur celle qui m’accueille du moins –, diffuser du Damien Saez revient à faire un putsch auditif le temps d’une chronique. J’imagine déjà les sueurs tardives du programmateur musical de la station à l’écoute de mon billet, le café renversé du directeur, le râle de l’auditeur incertain d’avoir bien réglé son poste puis, peut-être, le bonheur des quelques nouveaux convertis et, enfin, leur reconnaissance d’avoir ainsi découvert le futur compagnon de leurs soirs de cafard. Damien Saez a d’abord été un choix, ensuite une définition sonore de ce que j’étais, il est enfin devenu un concept radiophonique, et puis une revendication.
« Cher Damien Saez...
Tu ne le sais pas, mais c’est une vieille histoire entre nous. En même temps que toi, j’ai été jeune et con, on a tous été comme toi, juste pour t’entendre encore un peu chanter.
La télé n’a jamais su te voler à la scène et, si parfois tu y es passé, tu ne lui as jamais rien cédé. T’as le talent des naufragés du monde qu’ont raté le radeau de celle qui diffuse. T’es un poète Damien, tu ramasses les morceaux de société qui traînent dans les coins sales et tu en fais des choses inacceptables pour ceux qui n’écoutent pas ce chant-là, neuf albums dont deux triples, trois fois nominé aux Victoires, on peut te détester mais pas t’ignorer. Tes refrains font le quotidien de la grande boule qu’on a tous au fond de la gorge, celle qui démange parfois la sensibilité des révoltés.
Pour te resituer à ceux qui ne t’ont pas suivi à la strophe, contrairement à moi qui ne t’ai pas lâché d’une rime, il y a eu cette affiche de concert dans toutes les stations du métro de Paname. C’était en 2010, tu montrais une femme nue et blonde dans un Caddie de supermarché. L’organisme de régulation de la publicité s’est insurgé, l’affiche fut censurée (je rappelle à qui veut l’entendre qu’on continue de montrer des femmes nues pour vendre des yaourts !).
Quand l’homme pointe les étoiles, le con regarde le doigt. Il m’est arrivé, dans ma vie, de n’être qu’un doigt, mais à plusieurs on devrait pouvoir remplir des mains entières. Tu chantais pourtant “J’accuse”, le message était clair, mais les mots sombres, et tu sais que l’ombre fait peur à ceux qui sont aveuglés par la lumière.
Je fais des sauts dans le temps car le temps manque et moi j’en manque, de tes chansons, pourtant tu livres en live du chant engageant, toutes les grandes salles de métropole t’ont vu passer au printemps. Fin 2012 tu balançais un triple album, Messina, et je suis redevenue “fille de la Renaissance sous le drapeau des libertaires” pour toi. Tu rappelais au pays qu’il avait su mettre un roi à l’amende et prendre la Bastille pour rebâtir (avant de mettre la main sur la télécommande et de vendre des pastilles pour mieux dormir), redisant ce qu’on savait : que les médias ne t’auraient pas et que, comme cinq fois, six fois, huit fois avant cela, la promo ne te ferait jamais la peau.
Il n’y a pas six mois, tu sortais ton dernier album en date, Miami. Alors je te le dis : viens le jouer ici, Damien, on fera l’Amérique à Paris. Ce studio, c’est pas de la promo et tu verras, on jouera pas les médias. Je suis un peu blonde et ils ont de gros moyens, à Radio France. Tu me crois pas mais tu verras, y’a un supermarché pas loin, on investira, on rameutera, un Caddie de Paris, je me mettrai dedans rien que pour t’écouter chanter...
Ici on ne voit pas que le doigt, et puis même qu’on ne parlera pas, si tu veux pas, les auditeurs adoreront, tu chanteras seulement. Viens Damien, allez viens... »
Tristane Banon
Source : books.google.fr