Avec sa bouille angélique et ses yeux trop brillants, voici trois ans déjà, Damien Saez nous alpaguait de ses textes rebelles et de ses riffs incisifs, pour nous projeter dans ses " Jours étranges ". Et du jour au lendemain, la planète France, tétanisée, se réveillait, fatalement peuplée de tant de " jeunes et cons ". Génération Saez ?
Sans aucun doute l'explosion annoncée de " God blesse ", ce second album devrait faire bien des ravages car, comme un David Bowie à la française, le jeune Damien offre tant de visages subjuguants. Tour à tour grungeur enragé surfant dans la tempête des guitares saturées, crooner de légende retaillant enfin le costar doré qu'elle mérite à la chanson française, ou androïde technoïde pratiquant en séquences télescopées la sexualité sans doute la plus débridée depuis Gainsbarre, Saez n'a qu'une constance ; c'est sa rébellion, son insoumission au sens littéral et si anachronique du terme, son insubordination et sa résistance viscérale à toute forme d'autorité.
Car les textes de ce garçon sont à la poudre ce que sont les allumettes. Les politiques, les mafias militaristes et industrielles, le sexe, Dieu et les Hommes ne sont pas épargnés par ce rock si intense qu'il laisse l'arrière-goût cuivré du sang sur les lèvres. Sur la piste des géants, notre jeune homme peut rejoindre ses aînés , Brel, Ferret, Manset, Polnareff, Christophe, Stefan Eicher mais aussi Jim Morrisson, Syd Barret, Cohen, Gabriel... ou carrément Georges Michael avec son torride " Sexe ". Saez est une secousse majeure et sa saine sédition n'a pas fini de chambouler notre horizon sonore hexagonal.
Le Petit Prince de la jeunesse de France est de retour avec " God blesse ", double album kaléidoscopique explorant un vaste horizon musical où se croisent rock rebelles, classicisme rigoureux et mélodies intemporelles. Un manifeste flamboyant, électrique, acoustique et éclectique, dont la clé de voûte s'intitule " Voici la mort ". Rencontre avec un jeune homme de 24 ans au sommet de son art.
Trois ans après l 'évènementiel " Jours étranges " qui s'est vendu à plus de 200 000 exemplaires, Saez balance dans les bacs " God blesse ", cocktail étonnant, détonnant, à base de rock lycéen (" Solution ", " J'veux du nucléaire "), de ballades poignantes (" So gorgeous ", " No place for us ", " Light the way ", " Perfect World ", " A ton nom "), de chansons s'inscrivant dans la grande tradition française (" Les hommes ", Saint-Pétersbourg ", " Usé ", " Menacés mais libres "), de techno porno (" Sexe "), d'hallucinations psychédéliques (" Isn't it love ", " J'veux qu'on baise sur ma tombe ", " Ice cream in an acid van "), et de thèmes classiques confinant au sublime (" Thème 1 ", " Condamné ", " Voici la mort "). Entre-temps, Damien est allé à la rencontre de son public dans le cadre d'une tournée de 6 mois à travers la France , la Belgique, la Suisse, l'Italie. Il vient de publier A Ton Nom aux éditions Actes Sud, un recueil d'anciens et de nouveaux textes, parmi lesquels des inédits. Enregistré et mixé par Téo Miller (Infinite Mass, Mr X, Placebo), " God blesse " retrace un fabuleux voyage qui a duré plus d'un an et constitue incontestablement le projet le plus ambitieux et le plus abouti de Saez. Accompagné, notamment, par James Eller à la basse (Tony Banks, Julian Cope, Nick Lowe, The teardrop Explodes), Clive Deammer à la batterie (Jeff Beck, Dr John, Portishead), ou encoreMartin Jenckins à la programmation (Bert Jansch, Black Box Recorder), Damien assure l'ensemble des guitares et l'intégralité des parties de piano, intimes et lumineuses. Quant aux somptueux arrangements de cordes, ils furent dirigés par Deodato (Frank Sinatra, Aretha Franklin, Kool and the gang) et enregistrés par Wayne Wilkins (Björk, Johnny Cash, Oasis). Un casting de rêve, auquel il convient d'ajouter les copains du bord : Franck Phan (guitare, co-composition), Maxime Garoute (batterie) et Antoine Rogge (chœurs). Résultat, " God blesse " révèle une richesse musicale inouïe et des textes vénéneux dont nulle âme ne ressort indemne.
" Jours Etranges " est sorti en 1999. Que s'est-il passé depuis ?
Un croisement entre le néant et l'infini. Je ne saurais même pas dire si " Jours Etranges " a existé. Je ne sais même plus ce qu'il y a dessus, c'est une vie passée. C'est comme ce proverbe sicilien qui dit que le sexe de la femme n'a pas de mémoire et qui prend pour exemple une femme dont le mari part à la guerre. Elle prend un amant au bout de quelques temps de lassitude et, quand son mari est de retour, tout redevient normal, la vie continue. Je me compare un peu au sexe de la femme dans la mesure où la création de quelque chose est dans l'instant, pas dans l'éternel.
Comment les nouvelles chansons sont-elles nées ?
Déjà, j'ai moins tout composé. Des chansons comme " Solution " ou " Light the way " ont été faites par Franck Phan. Il y a même certains tires pour lesquels je n'étais pas là à la base, ce qui change de " Jours Etranges ". D'une manière générale, " God blesse " s'est construit au fur et à mesure du voyage qu'a été l'enregistrement. Contrairement aux habitudes où l'on va passer trois ou quatre mois en studio, nous avons mis plus d'un an et beaucoup de chansons sont nées de ce voyage. On s'est dit : " Faisons soixante morceaux pour en garder vingt ".
Les textes de " God blesse " traduisent une radicalisation. Tu dénonces le capitalisme, la mondialisation, le pouvoir de l'argent, tu chantes " être l'enfant d'une génération ratée ", " qu'il n'y a plus de rêves pour cette génération ". C'est un constat terrible pour la jeunesse !
Il y a bien un mec qui est mort à Gènes... C'est horrible mais finalement il n'y a pas tant de luttes que ça. Nous sommes dans une situation où il n'y a pas de bien et pas de mal. Pour avoir des rêves, des utopies, ou ne serait-ce que des idées, il faut des convictions. Pour avoir des convictions, il faut être convaincu et pour être convaincu, il faut croire au blanc et au noir. Il faut partir de certains postulats pour espérer arriver à quelque chose de meilleur. Or aujourd'hui il n'y a pas de nouvelles idées.
Il y a un mot qui revient souvent, c'est condamné. Tu parles notamment de génération condamnée. En quoi est-elle condamnée, et qu'est ce qui la condamne ?
Le préservatif, le chômage, l'insécurité. En tout cas, ce qu'on nous fait croire et ce qu'on veut nous mettre dans la gueule toute la journée : " Si tu ne fermes pas ta porte à clé, t'es mort, on va violer ta femme... ". D'un seul coup, tout le monde risque tout. C'est la culture de la peur. C'est tellement plus simple d'avoir le pouvoir quand on fait peur.
Tu parlais de préservatif. Il y a une chanson qui s'appelle Sexe dont le texte est sans ambiguïté...
Et sans plastique. C'est une chanson atypique parce que musicalement, elle se rapproche d'une culture club. Il y a eu l'explication " alors on va danser, faire semblant d'exister " dans " Jeune et con " et là, apparaît l'autre côté de cette culture club : le sexe. Forcément crade, plus hardcore que néo-romantique...
Dans quelle mesure tes études au conservatoire ont-elles été utiles à la composition des thèmes classiques figurant sur l'album ?
Ces thèmes classiques expriment la nostalgie d'une partie de moi, la plus innocente de toutes. C'est très important car c'est justement ce qui fait que cet album est plus franc musicalement que " Jours Etranges ". On peut être beaucoup plus rock avec un piano qu'avec toutes les guitares saturées du monde. Si on cumule " Solution ", " J'veux du nucléaire ", " Menacés mais libres " et " Usé ", on obtient une différence étonnante. C'est ce qui me plaît dans la culture de ce pays : la capacité d'un certain métissage, de savoir garder quelque chose de très français qui est la chanson et de le mélanger à autre chose de très anglo-saxon. Le conservatoire ? J'en garde un très bon souvenir, de l'enfance jusqu'à l'adolescence. Mais tout dépend du prof... Personnellement je suis tombé sur quelqu'un d'exceptionnel qui était capable de nous faire passer l'heure de cours sans qu'on touche au piano. Il nous parlait de sa mère russe, de la neige qui tombait sur Saint-Petersbourg, de sa grand mère qui lui racontait des histoires, de Noël en Russie, et ça partait... Tu étais dans un autre monde, et d'un seul coup, tu essayais de comprendre un peu plus les univers de Bartok et Sati. C'était une chance énorme. Mais d'un autre côté, j'ai été frustré par le conservatoire en terme éducatif, de la même manière que j'ai été frustré par l'éducation nationale par rapport aux lettres. Je trouve incompréhensible qu'en fac, on nous apprenne à lire et pas à écrire. On ne laisse pas les gens s'exprimer sur ce qu'ils ont à l'intérieur. De même je trouve aberrant le peu de place laissée à la composition au conservatoire. OK, c'est gentil, on étudie les grands. C'était tous des génies, ils sont exceptionnels, d'accord ! Une fois compris ça, tu passes le restant de ta vie à interpréter les autres. Mais bon, la vie par procuration
Pourquoi avoir choisi Téo Miller comme ingénieur du son ?
J'avais été scotché par le son de " Pure Morning " de Placebo. Au-delà d'une qualité de mix, Teo a surtout apporté une façon totalement différente d'envisager la musique. Au lieu de repartir dans le même délire que celui de " Jours Etranges ", qui était une sorte de Pro Tools rock où toutes les parties étaient bien étudiées, bien calées, soit l'inverse du live, il a fait en sorte que toutes les pistes de voix soient en une seule prise . Il n'y a pas eu de choix et c'est pour ça que c'est plus vrai et plus honnête. Teo nous a beaucoup aidés à ne pas se perdre. C'est un peu la différence entre un mannequin et une fille belle. Pro Tools, c'est le mannequin. Ah c'est génial, on lui a refait les dents, mortel ! L'autre, c'est une personne qui est belle naturellement et ça n'a rien à voir. Il y a des chansons où je me dis que je chante mal. Si j'avais pris deux heures pour les travailler, j'aurais forcément chanté cent fois mieux. Sauf que ça aurait été tellement empreint de calculs qu'on aurait perdu cinquante pour cent de l'âme
Le thème de Dieu est omniprésent. D'un côté, tu dis qu'il a abandonné les hommes et de l'autre tu avoues prier. Tu pries qui, pour qui, et pourquoi ?
J'essaye de trouver la faille parce que ça me fait chier ces histoires de Dieu. Je n'arrive même pas à savoir ce que je mets dans ce mot-là. " A ton nom " est davantage ciblé parce que c'est un constat sur la religion. Le fait de dire : " on a prié pour toi " est une forme de proximité puisqu'il y a tutoiement. Il fait chier, Dieu ! Mes parents sont désolés d'avoir fabriqué un chanteur de droite... (rires). Ils me trouvent un peu révoltés, mais au sein des enfants de chœur...
Tu viens de publier A ton Nom aux éditions Actes Sud. Comment envisages-tu l'écriture par rapport à la composition ?
De même que Gainsbourg respectait davantage la peinture que la chanson, je pense qu'un art qui, aujourd'hui, n'arrive à se suffire que d'un stylo et d'une feuille de papier est au-dessus de tout ce qui peut exister. Quelque chose qui est capable de représenter toute l'humanité par des mots, touche à la noblesse. C'est irremplaçable. On peut mettre tous les bouquins qu'on veut sur le Net ; cliquer sur une souris, ce n'est pas tourner des pages
L'insoumission et la révolte sont les éléments fondamentaux de tes textes ; jusqu'où es-tu révolté et insoumis ?
Ils me font chier avec mes histoires de papiers. En bref, je ne suis pas allé aux trois jours et je n'ai pas effectué mon service militaire. Je n'ai pas donné de nouvelles et il était hors de question que je le fasse. Ils m'ont jugé au tribunal, je n'étais pas là, et je fais appel car ils m'ont condamné à une peine de six mois de prison ferme. On verra bien où ça ira. De toute façon, ça n'a pas beaucoup d'importance. S'il faut aller vivre en Amérique latine, ce n'est pas un problème. Le Venezuela est le pays qui a les plus belles filles du monde. Je ne blague pas, au bout d'un moment, faut pas déconner. Je suis passé d'une année où je n'avais pas la sécu parce que je n'étais pas étudiant, que je ne travaillais pas, et quand j'appelais, on m'expliquait qu'il fallait que je paye 20 000 francs par an pour avoir la sécu dans ce pays, à l'année suivante où j'ai payé pas mal d'impôts.
Justement, avec plus de 200 000 exemplaires vendus de Jours étranges, on imagine que ta situation financière s'est considérablement améliorée. Quel effet ça fait d'être jeune et riche ?
Je ne suis pas riche et je peux l'expliquer. Il y a beaucoup de domaines où je paye pour les autres. Il n'y a pas eu une fois en studio, et sur un an, où j'ai mis la bouffe sur le budget de l'album, parce que je préférais qu'on ait plus de jours. J'ai vraiment dépensé énormément d'argent. Entre 150 000 et 200 000 francs, auxquels il faut ajouter l'achat de matériel car je voulais qu'on ait un Pro Tools pour pouvoir bosser. Honnêtement, par rapport à la population mondiale, je suis très riche. Mais si la question est de savoir si j'ai deux millions de côté, la réponse est non. La question, c'est d'être sûr qu'on va être capable de faire ce qu'on a envie de faire aussi longtemps qu'on le désire. Pouvoir être en studio à chaque fois qu'on en a envie, c'est ça être riche. La richesse, c'est la liberté et là, je suis très riche.
Autre chose à ajouter ?
Ce n'est même pas que "God blesse" enfonce le clou, il troue le ciel. La mégalomanie, c'est la mère de l'art. Qui n'a pas compris ça peut rentrer chez lui. Pour se mettre à nu, il faut être mégalo. Sinon, on ne peut pas le faire.