Damien Saez, 24 ans, auteur-compositeur-interprète non inscrit, a enregistré un hymne anti-Le Pen entre deux tours.
Damien Saez en 9 dates :
- 1er août 1977 Naissance à Saint-Jean-de- Maurienne.
- 1984 Se met au piano.
- 1995 Débarque à Paris.
- 1999 Premier album : «Jours étranges» (Island).
- 2002 Deuxième album : «God blesse» (Island).
- 7 avril 2002 Relaxé après appel de sa condamnation pour insoumission.
- 21 avril 2002 Ne peut pas voter.
- 25 avril 2002 Sort le single «Fils de France» (Island), téléchar-geable sur universal music.fr.
- 5 mai 2002 Appelle à voter Chirac.
Il était «jeune et con». Le voici «fils de France». Le 21 avril, Damien Saez, chanteur de 24 ans, a pris, dit-il, «une vraie leçon d'éducation civique et de démocratie». Il a réagi en enregistrant «dans l'urgence» un texte-manifeste et incarne, à son corps consentant, la découverte citoyenne d'une génération. Il était le porte-voix critique de mômes zappeurs, insensibilisés en politique et fiers de l'être, consommateurs retors des étalages privés et dévoreurs féroces des impuissances publiques. Dans son premier album vendu à 250 000 exemplaires, Saez fredonnait : «Puisqu'on est jeune et con/Puisqu'ils sont vieux et fous/Puisque des hommes crèvent sous les ponts/Mais ce monde s'en fout/Puisqu'on est des pions/ Contents d'être à genoux.» Et il continuait : «Encore un jour se lève sur la planète France/Mais j'ai depuis longtemps perdu mes rêves, je connais trop la danse.» Et puis, la présidentielle. Les 18-25 ans qui s'abstiennent en masse, qui ne craignent pas spécialement d'aller renauder à l'extrême droite, qui désertent le camp PS. Et Saez, interloqué, dévasté, qui prend ça en uppercut et fait la seule chose qu'il sait faire, une chanson. Elle dit, tout bêtement, le choc : «J'ai vu les larmes aux yeux/ Les nouvelles ce matin/ 20 % pour l'horreur/ 20 % pour la peur/ Ivre d'inconscience/ Tous fils de France/ Au pays des lumières/ Amnésie suicidaire.» Et ça continue, façon instruction civique en guise de repentance, façon déclaration d'intention en guise de contrition : «Nous sommes, nous sommes/ La nation des droits de l'homme/ Nous sommes, nous sommes/ La nation de la tolérance/ Nous sommes, nous sommes/ A l'heure de la résistance.»
Dimanche de premier tour, 19 h 30. Damien Saez s'affale devant la télé. Il squatte chez sa copine. Elle est sud-africaine et polonaise, réside dans le XVIe arrondissement. Il n'a pas voté. Il ne pouvait pas vraiment. Embrouilles avec l'armée. Il a «séché» la dernière classe de conscription. Insoumis par négligence autant que par conviction, il a laissé traîné. A écopé de six mois ferme, annulés en appel tout récemment. Difficile de penser à s'inscrire sur les listes électorales quand vous êtes en délicatesse avec la loi. Mais, il ne se la raconte pas. Il avoue : «Jamais vu la couleur d'un bulletin de vote.» Et admet : «Même si j'avais pu, j'y serais pas allé. Y en avait pas un qui m'intéressait plus que les autres.» Pourtant, Saez a la fibre politique. Ses chansons cognent sur la mondialisation, égratignent les Etats-Unis de l'après-11 septembre, ou professent des utopies nïeves et enthousiastes. Il est à la fois le petit frère rétif et arrogant de Bertrand Cantat, le leader du groupe Noir Désir, et le réplicant insoupçonné d'un Alexandre Jardin revu et corrigé Attac, pour la candeur brute, les yeux riboulants, et les manières de Petit Prince impérieux et lyrique.
Donc, Le Pen. Pas la honte, «la haine». Sauter sur le portable, réflexe conditionné d'une tranche d'âge très jacasse. Appel aux parents, besoin immédiat d'un enfant longtemps unique (deux petits frères), parti après le bac S «vivre la vie de bohème» mais qui garde la nostalgie des matins familiaux dans le HLM de Dijon, avec café fumant et suites pour violoncelle de Bach. Sa mère est éducatrice spécialisée. Son beau-père réalise des documentaires pour France 3. Déçus du mitterrandisme mais fidèles du PS, eux aussi ont fait faux bond. Lui a voté vert, elle s'est abstenue. Selon son fils, elle aurait renâclé devant «la désertion du terrain social et le matraquage sur l'insécurité». Comme partout, la famille ne peut s'empêcher de retisser les fils des origines qui, évidemment, s'entremêlent. Côté maternel, c'est l'Algérie jusqu'à 10 ans, et le grand-père ouvrier en Provence. Côté beau-père, c'est Espagne et pied-noir. Côté père, tôt divorcé et fonctionnaire communiste, c'est l'Andalousie et un peu d'Italie.
Discussions, analyses. Saez ne descend pas immédiatement dans la rue, il attendra le 1er Mai. Légère agoraphobie de celui qui n'aime pas les voyages, qui revendique son nombrilisme «comme nécessaire à la création», et que ses copains définissent comme «enfermé dans ses trucs» et «hypocondriaque». Par contre, il décide de mettre à contribution son mode d'expression. Et fissa. «Parce qu'il y a des moments où il ne faut pas réfléchir, où il faut une réponse instinctive, animale»... Enregistrement en trois jours. Il ne dort pas, fume trop, adorant ces moments incandescents qui, parfois, l'ont laissé exsangue aux urgences hospitalières, histoire de chromer la légende usée jusqu'à la trame d'un Rimbaud rock possédé et détruit par son art, lui qui préfère Baudelaire et relisait dernièrement le Voyage... d'un Céline de circonstance. Il chante : «Honte à nous la jeunesse/ Honte à la tyrannie/ Honte à notre pays/ Revoilà l'ennemi/ Allons marchons ensemble/ Enfants de la patrie.» «Pas chauvin» mais «très culture française», il jubile de se réapproprier «ces mots plus du tout désuets». Et le réfractaire aux galonnés en vient même à se demander s'il fallait supprimer le service national et «son brassage social».
Ce jour-là, il est bizarrement accompagné d'un garde du corps. Vraies menaces ? Starisation accélérée ? «Paranoïa», reconnaît-il. Le rendez-vous est au Café français et il pose devant la Bastille, tête coiffée d'un bonnet qui affiche le titre de son dernier album. On a beau être gamin, on n'en est pas moins malin. On a beau être sincère, on n'en est pas moins prospère. Il a grandi dans une atmosphère affectueuse, mais pas vraiment luxueuse. Pourtant, il n'est pas du genre à épargner, il régale son monde et ne s'inquiète pas du futur : «Si, à 24 ans, on pense à son avenir, à s'acheter un logement, on risque de devenir un gros con avant l'âge.» Il se fiche d'accumuler, s'habille au décrochez-moi-ça, fustige le consumérisme, mais ne crache pas dans la soupe de Vivendi Universal, préférant vendre son double album pas cher et pouvoir varier les registres (chanson française, rock, techno, classique).
Il fut pianiste précoce : «J'avais besoin d'un compagnon. Je commençais à réaliser pour le divorce. Cela m'a rendu à la fois introverti et mature très jeune», ce qui explique peut-être a contrario ses accès d'infantilisme prétentieux et son culte d'une expressivité très ado. Les gazettes le comparent à un mixte de Radiohead et de Brel, de Noir Désir et de Jeff Buckley. Lui ouvre le champ, revendique ses citations et ses emprunts, et paye son tribut à Bach et à Mozart, à Brassens, Ferrat, Higelin.
La parole commence lente et hésitante et puis le propos prend son ampleur, et la pertinence rôde derrière les fanfaronnades. Au fil de ses entretiens, il raconte bien le trouble plaisir du téléspectateur devant l'afflux des horreurs du monde, la trouille qui finit par encager sa génération via l'évocation récurrente du chômage, du préservatif, du spectre de l'insécurité ou l'aliénation que peuvent déclencher les technologies comme le portable ou Internet. Grandi dans l'athéisme, il évoque aussi son flirt avec la spiritualité, sa peur de la mort.
On arrête là. Il se lève, cheveux très en pétard, en oublie son bonnet. Dehors, d'autres «fils de France» crient leur plaisir de s'approprier la rue. Plus jamais «jeunes et cons» ?.
Luc LE VAILLANT