Cher peuple, que vous soyez de ces "gens sans poésie" qui courent droit à l'abattoir sans regarder autour d'eux ou que vous apparteniez au clan privilégié des moutons rebelles, venez, n'ayez pas peur. A travers son mégaphone, Damien Saez offre en spectacle votre égoïsme, votre superficialité auto-entretenue, vos envies démesurées de luxe, vos indifférence face aux problèmes de société et votre médiocrité générale. Il appuie là où ça fait mal et sait très bien faire passer le dégoût dans sa voix, qui atteint des sommets de froideur sur des morceaux acerbes intitulés « J’accuse » ou « Les cours des Lycées ». Oui, pour les petites natures, ce choc peut être difficile à encaisser. Mais heureusement, le public de Saez sait apprécier la sincérité qu'il entend dans la voix du chanteur quand celui-ci braille « et mon cœur est triste » ("Marguerite") ou fait référence à Arthur Rimbaud ("Les Printemps"). Alors, n'ayez crainte et dites vous qu'en toute chose, il y a une part d'ombre et de lumière. Anaphores, allégories, double-sens, métaphores filées et comparaisons troublantes jettent un voile translucide sur ce J’accuse, dont les textes parfois chantés rapidement nécessitent plusieurs écoutes attentives pour se révéler dans leur grande richesse. Avec cette poéticité qui fait tout son charme, le Zola autoproclamé du rock français relègue sans peine des groupes tels que Indochine ou Téléphone au rang de merdes nationales.
Car ce qu’il faut préciser, c’est que cet album est en plus diablement entraînant. Si l'attachant triptyque Varsovie/L’Alhambra/Paris était le temps du désespoir, J’Accuse est le temps de la révolte. Plutôt que de se tenir à un constat amer du monde pourri environnant, le méchant Damien envisage maintenant carrément l'usage des cocktails Molotov ("On a tous une Lula"). Rien à voir, donc, avec la pop quelque peu commerciale de « Jeune et con ». Tant dans son esprit que dans son style, cet album est définitivement plus rock, et frôle même le métal sur « Sonnez Tocsin Dans les Campagnes ». L’influence de Noir Désir et Bérurier Noir est indéniable, mais comme Damien Saez le dit lui-même à travers la bouche de sa Marguerite : « Ni Dieu, ni Maître, ni qui que ce soit ». Et on a parfois l’impression que le Dijonnais n’en fait qu’à sa tête, comme si les paroles étaient prises sur le vif dans son esprit à mesure qu’il pense, cette spontanéité pouvant engendrer quelques vices de style à l'occasion (« Regarder les filles pleurer »). L’important, c’est que l’écoute de cet album procure un plaisir nonpareil. Entendre une telle dénigration de la société, c’est fabuleux, ne trouvez-vous pas ? Surtout quand la musique est de qualité ! Certes, les trois accords de base qui rythment «Pilule » et « Cigarette » ne cassent pas autant de pattes à un canard, mais la structure de ces morceaux est imparable et le "peuple de cons" en redemande sitôt qu'il y a goûté.
Dès les premières secondes du morceau introductif a capella intitulé de manière fort inspirée « Les Anarchitectures », vous pouvez vous rendre compte que malgré ses aspirations révolutionnaires, Damien Saez n’a rien perdu de son spleen. Sur « Cigarette », il reprend la célèbre phrase « I live by the river » de la chanson « London Calling » des Clash. La seule différence est que tandis que Joe Strummer la terminait en montant dans les aigus, lui descend dans les graves. C’est symptomatique du pessimisme saezien, qui est une constante dans son œuvre. Mais ici, c’est un pessimisme endiablé, empreint de démence, qui recherche éperdument une issue alors que tout autour de lui est bouché (« Pilule »). Son exutoire, il espère le trouver dans l’amour, qu'elle s'appelle Marguerite ou Lula, ce qui donne lieu à de très beaux passages au chant et à la guitare acoustique (« Marguerite »). Finalement, alors que l’Apocalypse sonne la fin de cette société où on n’avait « plus le droit que de finir tout seul tout droit dans le cercueil » (« Les Printemps »), le poète immortel voyage toujours sur son tricycle jaune, et il a la délicatesse de prendre un passager avec lui. Ce morceau, comme dans une moindre mesure le thème instrumental très dépaysant qui suit « Regarder les filles pleurer », est une pause très agréable dans cet album cohérent où les chansons se répondent les unes aux autres. De plus, il permet de terminer l'album sur une note positive de rêverie, de partage et de voyage. Ce passager, c'est peut-être vous, qui sait ? Alors prenez-le comme une récompense ou un dédommagement, mais recevez cet acte noble avec la plus grande vertu dont vous êtes capable.
Il est regrettable qu'aujourd'hui, cet album soit moins connu pour son contenu que pour la censure dont sa pochette a fait l'objet dans les métros de Paris. Sur des affiches de concert, une femme nue était en effet représentée dans un chariot de supermarché. Le chanteur a été taxé de misogynie, et a répliqué que ce que ses détracteurs voulaient protéger, c’était moins la femme que le chariot. Que faut-il en passer ? Cette censure a été décrétée par de retors publicitaires défenseurs de l’esprit capitaliste que Damien Saez critique, eux-mêmes vraisemblablement insensibles à l'humanité qu'il cherche au fond à valoriser. A l’écoute de ces chansons, Saez apparaît davantage misanthrope que misogyne... Mais le véritable misanthrope n’est-il pas celui qui se complaît dans les travers de ses concitoyens au lieu de les fustiger ? C'est ce que pense le regretté Jean-Jacques Rousseau, dont l'avis sur les compositions de Saez aurait été intéressant. Certes, ce dernier pousse parfois la critique un peu loin dans le cynisme et l’exagération, mais cela reste une critique artistique, ne l'oublions pas. Toujours est-il que cet album demeure un point de vue unique sur la France des années Sarkozy, et une excellente prestation de Damien Saez. Le bon peuple est-il content maintenant ?
MrMoonlight
Source : www.destination-rock.com