L'album du mois
Si on m'avait dit que j'allais défendre un jour une œuvre de Saez, déjà que mes croyances sont limitées, j'aurais atteint le degré zéro de l'incrédulité, en arborant la tête d'une poule face à une omelette norvégienne. Pourtant force est d'avouer qu'il mérite sincèrement sa place d'album du mois. Et je vais tenter de vous expliquer pourquoi, pas plus tard que tout de suite. Faisons un petit résumé des épisodes précédents, histoire de bien nous resituer dans le contexte : 1999, Island (label à forte crédibilité rock à l'époque) nous présente le premier album d'un « jeune prodige » : « Jours étranges ». Le paysage musical hexagonal se divise : d'un côté, ceux qui hurlent à la mascarade, de l'autre ceux qui hululent au génie. Loin du bruit (et de la fureur ?), Damien Saez publie en 2001 un essai chez Actes Sud, « A ton nom ». un an plus tard, il dédouble et sa personnalité et son second album : « God Blesse » en CD1, « Katagena » en CD2. La France est écartelée au soir d'un (in)certain 21 avril, Saez réagit avec un maxi, « Fils de France », mais une certaine presse ne lui fera pas de cadeau, l'accusant d'opportunisme alors qu'il le diffuse gratuitement. Sur l'autre versant, le cercle de ses fans s'agrandit.
Nous voici donc en 2004, et après un virage bien négocié, le plus-si-jeune et pas-si-con nous propose son troisième opus. Et là, ça va être le drame. Tous ceux qui, comme votre dévouée, se refusaient à se laisser charmer, vont bien être obligés de mettre leur mauvaise foi en veilleuse et reconnaître que « Debbie » est un très bon disque. Dès l'entrée en matière (le morceau titre), les trompettes qui tonitruent sur des guitares équestres à partir de la 53ème seconde vous rappelleront au choix soit La Mano Negra, soit Noir Désir. Mais pas façon pâle copie, notez bien, façon bel hommage. « En travers les néons » démontre que de plaintive, sa voix devient plus étoffée, plus intime, servant élégamment un texte bine rythmé par des percussions néo-tribales. « Céleste » marque la première pause lente de ses guitares lascives et de ses nappes d'éther. Sans doute la chanson la plus aboutie, « Marie ou Marylin » est aussi la plus surprenante : on se laisse emmener nonchalamment dans une douce ballade et 1 minute 35 plus tard, c'est un orage de guitares saturées et de batterie tapageuse qui s'abat sur nous, au pas, au trot, au galop. Artificielle mais pas superficielle, la transe imaginaire de « J'hallucine » est portée par des chœurs hypnotiques, secondés par un saxophone dont le souffle s'infiltre discrètement à 3'38. Les accords de guitares qui entament « Autour de moi les fous » sont politiques, le texte ne l'est pas moins. A peine la première minute écoulée, les rythmiques empathiques insistent intelligemment sur l'ambiance (auto)critique de ce morceau.
C'est sans doute ici qu'on remarque pleinement l'évolution du propos de Saez, qui n'est plus dans la vilipende ou le blâme moralisateur, qui ne s'exempte plus mais au contraire s'inclut (« on ») dans ceux qu'il interroge. « Dans le bleu de l'absinthe », peut-être verrez-vous des reflets de U2 qui dansent au fond du verre. Peut-être ne vous laisserez-vous parcourir que par les frissons qui gagnent en intensité aux alentours de la 5ème minute, quand les voix se répondent. Quoi qu'il en soit ces 433 secondes ne vous laisseront sans doute pas indifférent, ou alors, allez vous acheter une âme. Tout plongé qu'on est dans ces eaux sombres, pourquoi remonterait-on à la surface ? « Comme une ombre » nous y maintient, mais avec de plus forts courants prompts à nous ballotter d'une baïne à l'autre. « Marta » remet le piano à l'honneur, on avait entendu cet instrument (premier amour de Saez) dans « God Blesse » que son absence dans « Debbie », jusqu'ici, pouvait étonner. Il n'agit pas seul pour autant, soutenu par des guitares presque lyriques et une batterie extrêmement (et étonnamment) mélancolique. Nouveau clin d'œil cuivré sur « Clandestins », dont l'ambiance cinématographique vous embarque dans un polar psychologique en noir et blanc, 5h du mat' et des silhouettes qui errent dans une ville embrumée, vous menant à « Tu y crois toi ? », pièce maîtresse elle aussi. Une contrebasse vibre et se tend pendant que les guitares se distordent sur les paroles les plus personnelles de l'ensemble, qui résonnent (et raisonnent) comme des aveux d'impuissance. Et puis vient l'apaisement d'une comptine scandée comme une litanie niponne, en morceau caché. Et puis... Et puis on peut se repasser ce disque en boucle en se mettant au défi de s'en lasser : peine perdue.
L.O.