“Nous sommes coincés entre culture et consommation”
Il vend des milliers de disques, remplit les salles, mais fuit les plateaux télé. Rencontre avec un chanteur solitaire et engagé, qui refuse toute forme de compromission.
Oiseau rare, bête à part. Depuis treize ans, par choix, Damien Saez n'est pratiquement nulle part dans les médias. Lui qui a surgi, à 22 ans, avec un hymne, Jeune et con, celui de sa génération, n'a jamais cessé d'enregistrer et de tourner avec succès, en toute indépendance. Aussi révolté qu'obstiné, aussi passionné que désespéré, ce chanteur hors cadre déverse dans ses chansons sa prose poétique, sous haute influence des grands anciens, hantée par l'état d'un monde rongé par l'économie et la consommation. Et s'accroche au frêle salut puisé dans quelques pages d'amour. Messina, son dernier triple album ambitieux, dense, fragile, emporte par sa rage à fleur de peau, sa théâtralité assumée – cette diction si particulière –, ses orchestrations maîtrisées. Damien Saez y a travaillé un an durant, seul ou presque, en artisan, avec toujours la même obsession : avancer, sans compromission, en restant en accord avec ses idées. Une fois n'est pas coutume, il a accepté de se raconter. Rendez-vous dans le studio de l'Est parisien servant depuis des mois quasiment de maison, avec un garçon plus si jeune – 35 ans – et loin d'être con.
Vous venez de publier un triple album concept. Sa suite, Miami, est prévue pour 2013. Que racontent-ils ?
L'idée de départ, c'était la chanson Messine. Une ville où il y a la mer, cette mer que chacun doit pouvoir imaginer chez lui pour s'évader, se sentir libre. Même à Roubaix, où vivent les deux protagonistes de mon histoire. Ce ne pouvait être que social. Un environnement est toujours social. Tout au long du disque, je navigue à travers ce changement économique dévastateur qui se produit dans ces pays qui ne sont plus que des banques. Le décalage entre cette tradition française qui reposait sur l'entraide sociale et cette réalité d'un libéralisme à outrance, symbolisée par Miami, aux Etats-Unis. L'un de mes personnages dit à une fille qu'il aimerait l'emmener à Messine, mais elle lui répond qu'elle rêve plutôt d'aller à Miami. Il y en a un qui est tourné vers le passé et l'origine, l'autre vers le monde moderne. Ces deux choix nous caractérisent aujourd'hui à tous les niveaux, politique, notamment. Nous sommes bloqués. Coincés entre culture et consommation.
La consommation a toujours été votre bête noire…
En tout cas, cette consommation folle, dont l'iPhone serait un symbole qui, d'évidence, attire les jeunes dans leur majorité. Leur culture, c'est la conso. Ils ne se gavent malheureusement plus de lecture, ni même de désir d'équité. Ils se disent qu'ils ne pourraient pas vivre sans leur smartphone. C'est terrible. Pour un gamin de 16 ans, aller, sans téléphone, à une terrasse de café ou juste s'asseoir sur un banc avec un bouquin, ça paraît presque impossible…
On peut percevoir chez vous une forme de nostalgie, un sentiment de “c’était mieux avant” ?
Il y a de ça parfois… Mais s'il n'y a que cela qui transparaît, alors j'écris mal. Une de mes chansons les plus marquantes, c'est Marie ou Marilyn, qui parle autant de backroom, sans jugement, que de foi. Je ne dis pas que l'une est meilleure que l'autre. La seule chose qui me dérange, que je dénonce, c'est le commerce en bloc qui régit tout.
Vous avez eu une enfance heureuse ?
Pas vraiment. En revanche, j'ai eu une enfance assez chanceuse, car j'ai croisé des gens qui m'ont ouvert les portes. Mais j'ai souffert de la solitude… Mon père n'était pas là, il y avait un manque. Et mon beau-père n'est arrivé que bien plus tard. Entre-temps, j'ai été envoyé à gauche et à droite.
Où êtes-vous né ?
A Saint-Jean-de-Maurienne. Puis il y a eu Sisteron, Manosque et d'autres lieux où ma mère me faisait garder, parce qu'elle-même ne le pouvait pas. Elle faisait encore ses études. Je bougeais tout le temps. Ma classe de CP s'est faite dans trois villes. Ça a duré ainsi jusqu'au CE1, lorsque j'ai rejoint ma mère et mon beau-père à Dijon. J'ai eu des demi-frères, bien plus jeunes que moi. L'un est arrivé quand j'avais 14 ans et demi, l'autre, 17.
Ça s’est plutôt bien passé ?
Oui. Parce que la relation de mes parents a été très claire dès le départ et que ce sont des gens intelligents. Peut-être aussi parce qu'on n'avait pas trop d'argent. Je n'ai jamais eu le sentiment d'être pauvre, simplement on n'avait pas ce qui paraissait essentiel à la plupart des autres. Mes parents avaient des priorités. Ils trouvaient plus intéressant de traverser l'Europe en camping sauvage ou de m'emmener voir des expos que d'avoir une télé. Au total, j'avais l'impression que ce qui se passait pendant que d'autres regardaient des dessins animés était bien plus constructif. Même l'ennui ou la solitude. La manière dont ça stimulait l'imaginaire.
La musique ?
Il y a quelques années, j'allais vraiment mal. J'ai entrepris une thérapie et j'ai compris des choses. J'étais devenu agoraphobe. Mais il y avait un domaine où j'avançais quand même : la musique. Je me sentais bloqué dans ma vie, et, pourtant, j'arrivais à écrire, à composer malgré la douleur. Dans mon travail, je parvenais à mettre un pied devant l'autre.
Le thérapeute m'a fait réaliser que c'est moi qui avais subitement voulu jouer du piano à l'âge de 8 ans. J'étais rentré de classe un jour et avais demandé à mes parents : « Qu'est-ce qu'il faut faire pour jouer du piano ? » Ils m'ont répondu : « Il faut demander, tout simplement. » Et peu après, j'ai trouvé ce piano droit, loué, dans notre HLM. Mes parents m'ont laissé, pendant un mois ou deux, seul avec l'instrument, à me débrouiller, à le découvrir. Ensuite seulement, ils m'ont demandé si je souhaitais apprendre sérieusement. J'ai préparé le conservatoire avec une prof, j'ai passé le concours avec succès. J'ai sauté des classes. On m'avait fait comprendre que le piano n'était pas un jouet, et ça a fonctionné.
Et donc, ce thérapeute m'a dit : « Vous étiez trimballé, sans attache, et vous avez instinctivement désiré un instrument sédentaire. Un meuble lourd. Depuis que vous êtes venu vivre à Paris, vous n'avez pas de chez-vous. Il est où votre piano ? » Alors je l'ai fait rapatrier direct et je me suis senti mieux. Sans lui, j'étais reparti dans le nomadisme, sans ancrage.
Saez est un nom d’origine espagnole ?
Oui, celui de mon père. Andalou. Mon beau-père aussi est d'origine espagnole. Ma mère est française d'origine algérienne. Je suis du Sud. Petit, j'ai baigné dans un environnement musulman, pratiquant mais doux. Pas de voile. Aucune obligation. Les mariages où j'allais à 5-6 ans étaient des fêtes avec youyous et musique arabe.
Mais il y a cette chanson, Châtillon-sur-Seine, à la fin de mon disque, qui parle de la mère de mon beau-père et d'un moment charnière de mon existence. Durant l'année de CE1, mon beau-père et ma mère sont partis au Mexique pendant un mois et demi, et ils m'ont expédié chez ces grands-parents que je n'avais encore jamais rencontrés.
J'ai basculé dans un autre monde, un univers très catholique. Il y avait des christs partout, dans les chambres. Mais, là encore, on ne m'imposait rien, on ne m'emmenait pas à la messe. Je me retrouve donc avec cette femme, Nelly, qui me donne deux heures de cours par jour, dans toutes les matières. Elle a su me transmettre, de façon simple, le plaisir d'apprendre, le goût de la littérature. Lorsque je suis revenu en classe, à Dijon, j'étais parmi les meilleurs.
Il y a eu d’autres rencontres décisives ?
J'ai appris le piano au conservatoire avec un prof débutant, un émigré bulgare qui avait atterri à Dijon, un peu largué, comme moi. Il était très grand, j'étais plutôt petit. Il me parlait de sa famille en Bulgarie, de sa grand-mère, de la Russie. Ça me transportait loin, ça m'éveillait, ouvrait des horizons… L'enseignement de Nelly, puis le sien, s'est cristallisé vers mes 15 ans, au lycée, où j'ai eu deux profs de français exceptionnels. Jusque-là, j'étais assez distrait et désinvolte ; avec eux, je me suis passionné pour l'écrit. La poésie, sa logique, ses règles mathématiques, tout cela a pris du sens. Et ça m'a émerveillé.
D’où votre formule “les nouveaux Christ sont les profs”…
Le rapport avec un professeur, ce n'est pas du tout la même chose qu'un rapport parental. Il y a toujours une distance. Et c'est capital. C'est un rapport humain « pur », qui n'est pas fondé sur le sang, l'affectif subjectif… La fusion parent-enfant n'est pas que bénéfique, on le sait.
La chanson The Sound of silence, de Simon & Garfunkel, est un peu votre madeleine…
Ma mère l'écoutait souvent. Ce que cette chanson dégage de mélancolie, ce n'est même plus de la beauté, c'est au-delà. Et puis j'adore cette idée que le silence n'est pas forcément le vide. N'avoir que de la merde dans la tête l'est beaucoup plus. A la maison, il y avait une bonne discothèque. La seule chose qui n'entrait pas chez nous était ce qui était médiocre. Dès 5-6 ans, j'écoutais tout ce qui traînait, du classique, du jazz, ça allait de Thelonious Monk à Herbie Hancock, du concerto 21 de Mozart à Brassens… Brassens, parce que la voix masculine, virile, m'apaisait. Celle de Leonard Cohen aussi.
Et puis beaucoup de chansons. Gainsbourg, Ferré, Barbara, Brel… Ça m'a poussé, sûrement, plus tard, à avoir envie de m'exprimer moi aussi. Oser écrire sur ses premiers émois et même tenter de les chanter. Mon rêve ? Ecrire un jour une chanson aussi forte qu'Orly, de Brel. C'est le Graal.
Il n’y a rien de plus récent, dans la chanson française, qui vous ait réellement fait forte impression ?
Il y a eu Higelin, dans les années 80. Avec Tombé du ciel, par exemple, il proposait un truc à part. Son côté clown, ce flirt avec le théâtre, une écriture marquante. Ça changeait de Gainsbourg… Dans les années 80, il n'y avait plus que ça, des imitations de Gainsbourg, le règne du calembour qui ne raconte rien. On était loin de Melody Nelson ou de la période Saint-Germain-des-Prés. On était dans You're under arrest, Love on the beat… J'ai toujours fui ça.
Vos meilleures années restent celles passées, après le bac, à manger de la vache enragée à Paris ?
Oui, parce que c'était l'âge des possibles. A présent, on a l'impression que pour les gamins c'est devenu l'âge des impossibles. Quand je suis arrivé à Paris, j'étais blindé comme un instrument militaire, dans ma tête, dans ma construction. A 19 ans, je parlais franchement à des gens qui auraient pu m'ouvrir les voies du succès. C'est-à-dire simplement, sûr de moi, assez pour leur dire que je n'avais pas besoin d'eux. Je n'ai pas senti la nécessité de m'inscrire dans une famille. Je suis un des rares à avoir ce statut un peu à part, que les gens adorent ou détestent, de ne jamais faire de pub télé ou de choses comme ça et, du coup, à être à peu près en accord avec ce que je raconte. Je suis conscient de la prétention que j'affiche. Mais je sais aussi qu'il y a une énorme humilité dans ma façon artisanale de concevoir mes disques, tout seul. Je suis très exigeant avec moi-même.
Ça vous vient d’où, cette volonté de fer, comme ce refus de passer à la télé ?
Il n'y avait pas de calcul, c'était juste au-dessus de mes forces de faire le représentant de commerce à la télé. Je suis musicien, chanteur, j'écris, mais je ne suis pas un bateleur… Patrick Dewaere, quand on l'avait pris en photo avec son gamin et qu'il avait tapé sur le journaliste, était passé sur FR3 pour s'expliquer : « Mon gosse vient de naître et c'est normal qu'on le donne en pâture ? Je dois me vendre, moi, pour vendre des films ? Mon métier n'est pas de vous parler, mais de jouer. » Il avait raison. Bizarrement, ça passe pour une forme de snobisme de ne pas aimer la télé. Mon métier n'est pas de nourrir une machine que je n'aime pas, sous prétexte que ça me fera vendre. Ma trace est peut-être modeste, mais c'est la mienne.
Fils de France, écrite et diffusée en quelques heures en réaction au premier tour de la présidentielle de 2002, est toujours d'actualité…
Cette chanson avait du sens compte tenu de ce qu'il se passait avec le FN. Ma grand-mère n'était pas française, je ne pouvais penser qu'à elle. Il suffit qu'un gamin change d'opinion grâce à cette chanson pour qu'elle en vaille la peine. Aujourd'hui, c'est pire, parce qu'il n'y a même plus d'électrochocs, comme à l'époque. A présent, le score du FN paraît presque normal, on le justifie. C'est terrible de se dire que la seule tolérance qui progresse c'est celle envers l'horreur et l'extrémisme. Comme si l'envie d'aller vers l'autre n'existait plus.
Vous êtes producteur de vos disques, c’est un risque financier.
En quittant, par choix, Universal, je n'aurais pas pu continuer à enregistrer sans le soutien financier d'un homme, le tourneur Jules Frutos. On n'est jamais seul. Je n'ai pas de revenus autres que ceux des concerts. Mes disques ne se remboursent pas. Je joue un peu au casino à chaque nouveau projet, mais c'est normal pour un artiste. La pression, ça participe au travail.
Comment abordez-vous la scène ?
Je n'aime pas toujours la scène, même si je n'ai qu'une envie, y aller. C'est difficile, jour après jour, de mettre toute l'intention nécessaire aux moments les plus intenses. La solution, c'est de s'y rendre avec le sourire, même si je chante des choses denses ou tristes. Juste avant de plonger sur scène, je dois me mettre dans un état positif. C'est la seule manière de jouer. Comme Brel jouait la comédie, avec une totale implication et sincérité.
Vous pensez avoir grandi avec votre public ?
Ma grande chance est d'avoir pu livrer un premier album à 22 ans, écouté par des gens qui avaient mon âge. Une relation de miroir a pu s'établir entre nous, je crois. Mais Jeune et con, ça doit faire dix ans que je ne l'ai pas chanté. On a évolué, grandi depuis.
Les ados en phase avec vous, ils sont mûrs ou ils se trompent ?
Ils cherchent autre chose. C'était le propos de mon album précédent, J'accuse. Je me demandais ce qu'un gamin de 20 ans devrait avoir envie d'exprimer… Et il y a des jeunes qui me suivent. On ne peut pourtant pas dire que je les flatte. Je les maltraite plutôt. Je pense qu'ils doivent y trouver une certaine franchise. En tout cas, pas un produit qui se contente de leur vendre une soupe démago. Ça leur sert de bouée, peut-être.
Hugo Cassavetti
Source : www.telerama.fr