"La République doit rendre les choses justes"
"J’accuse", le nouvel album de Damien Saez sort lundi. Le chanteur nous livre les secrets de son sixième opus.
Dans quel état d’esprit étais-tu lors de la composition de "J’accuse" ?
J’étais comme quelqu’un de confronté aux réalités. Quelqu’un qui a une vie qui n’est pas déconnectée du prix des choses. Quelqu’un qui va faire ses courses comme tout le monde. Le personnage de ce disque, si je l’imagine, je dirais qu’il a 20 ans. Mais moi, pour me mettre dans cette peau-là, je n’ai pas eu besoin d’imaginer ce que c’est que de prendre le métro. Et puis je voulais réaliser un album qui parte du plan le plus large qui soit, pour arriver au Tricycle jaune, la dernière chanson de l’album, où quelqu’un dit à l’autre : au final, prends le temps de vivre les vraies choses, de partager un lever de soleil, d’oublier un instant toutes les autres conneries.
A la première écoute, ce qui frappe, c’est ce retour vers les sonorités rock de "Debbie" …
C’est bizarre, car le rock n’a jamais vraiment été chez moi une envie. Si je me laissais aller, j’accentuerais plus mon travail sur le texte, ou je ferais plus de classique, au sens moderne du terme. Là, le rock mixe les deux. C’est donc une lutte qui est intéressante, qui me permet d’évacuer autre chose que de la souffrance. Qui me permet d’être dans un engagement, un réalisme. Le but était de faire quelque chose de percutant. Un disque qui, s’il te parle, te donne envie d’aller faire une manif ou de prendre ton vélo et de pédaler à fond, quelque chose d’énergique, en somme.
Ce système que tu dénonces tout au long de l’album, tu as réussi à t’en extraire en quittant les majors. Réaliser un disque est aujourd’hui difficile, surtout en indépendant. Pour "J’accuse", quelles réelles difficultés financières as-tu rencontré ?
Je suis le producteur de cet album, et pour rentrer dans mes frais, il faut que j’en vende 150 000. Concrètement, c’est un an de travail sans salaire. C’est pour cela qu’il faut trouver un autre système, et que je le trouverai. Les précédentes tournées en théâtre m’ont permis de rembourser en partie le manque à gagner de l’album "Varsovie". Mais au fond, tout ça ne me choque même pas. Cette vie que j’ai, c’est un choix. Et j’ai la vie que j’ai toujours rêvée d’avoir. Mais ce qu’il faut quand même savoir, c’est qu’il n’est pas normal aujourd’hui d’avoir besoin de vendre autant pour pouvoir ne serait-ce que rentabiliser son travail, sans gagner d’argent. Un magasin qui prend 30 % du prix de vente de l’album, des taxes à hauteur de 20% pour chacun des disques vendus, tout ça, ce n’est plus viable aujourd’hui.
Le groupe Noir Désir n’a jamais quitté Barclay, filière du groupe Universal, que toi tu as quittée, comment l’expliquerais-tu ?
Noir Désir c’est un groupe, et c’est quatre bouches à nourrir.
Est-ce que tu te revendiquerais de la même famille militante que ce groupe ?
Dans la chanson "J’accuse", il y a un peu de Noir Désir. Sur cet album, j’avais une envie de faire un album référencé. Le rock que je fais naturellement est le genre de rock que j’ai fait aux Victoires de la musique en 2009. Avec un côté Ferré, et en même temps un côté The Who, avec donc certains titres qui vont dans l’esprit de groupes qui ont existé.
Dénoncer, militer, avec "J’accuse", le premier titre en téléchargement libre, peut-on dire que tu signes ici un manifeste ?
Cette chanson, elle se résume en une seule phrase : c’est trop cher payé. Pour moi, son scénario est tellement simple. Et de la même manière, ça me fait plaisir d’entendre dans une chanson "les travailleurs sociaux". Quand je vois ce que gagne un éducateur spécialisé aujourd’hui dans ce pays… Alors que s’ils n’étaient pas là, le taux de délinquance serait bien plus élevé. Voir ces métiers si dévalorisés en France, alors qu’ils sont si importants, ça me révolte vraiment. C’est tout ça qui a fait naître la partie revendicative de cet album.
Tu ne t’adresses jamais nommément aux gouvernants, notamment dans "les p’tits sous" : une manière pour toi d’englober un système qui ne tourne pas rond dans son ensemble ?
J’ai plus de problèmes avec mon pays qu’avec ceux qui le gouvernent. Pour moi, la politique est morte. C’est terminé. Avant oui, il y a eu des choses essentielles qui ont fait évoluer la société, comme l’abolition de la peine de mort. Mais aujourd’hui, je me pose cette question : quel est le véritable pouvoir d’un président face à une multinationale ? Je pense que le PDG de Nike a plus de pouvoir que le président des Etats-Unis, et qu’entre les deux, il y en a un qui attend plus longtemps pour pouvoir déjeuner avec l’autre. Mais là où la politique est intéressante, et l’abolition de la peine de mort en est un bon exemple, c’est quand les sondages révèlent que 70% des gens y sont favorables, et que quelqu’un dise, moi je suis contre, et qu’il explique que s’il est élu, elle sera abolie.
Un système qui a été jusqu’à te censurer …
Concernant cette affiche, (ndlr : affiche de concert pour la tournée de l’album "J’accuse" interdite dans les métros parisiens), quand on te sucre le seul truc qui va faire ta promotion, un truc dans lequel tu mets toute ta vie, tout ton argent, et que la censure vaut pour deux affiches différentes, tu es obligé de monter au créneau. Mais t’entendre dire que tu fais ta promo à partir de cette histoire, c’est fou ! Dans quelle réalité on vit ? Comment pouvoir penser que c’était de la promo !? Cette censure, elle est complètement illégale. Ce n'est pas une loi qui a été votée. C’est du clientélisme pur et dur. C’est tout ce truc qui me fait dire qu’il y a un véritable problème de perception dans notre société actuelle.
"J’accuse" n’est pas seulement un album militant, c’est un album qui parle aussi beaucoup d’amour. A quel point les femmes influencent ton pouvoir de création ?
Elles l’influencent en tout. Elles sont le nerf de la guerre.
La femme qui évade, la femme qui transporte, l’évasion, un thème récurrent chez toi. C’est essentiel pour toi de ne pas rester planté là, d’être en mouvement ?
C’est indispensable, sinon c’est la mort.
Cette évasion rime t-elle pour toi avec espoir, espoir de trouver mieux ailleurs, ou est-ce la fuite perpétuelle de quelque chose de pénible ?
C’est la découverte, pas du tout la fuite. C’est un peu la phrase de Gainsbourg, "fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve". Quand tu le touches, il faut avoir la force de se dire qu’il faut passer à autre chose.
Mais il y a quand même une peur ?
Oui. Une peur ou une envie. Quand je suis parti de chez moi, j’avais 18 ans. Pourquoi je pars à Paris sans aucun contact? A l’époque, j’étais reçu en prépa littéraire, j’avais eu mon bac avec mention bien. Pourquoi j’arrête tout? Pourquoi je crois en quelque chose d’autre? Je pense que c’est un mélange de peur et d’envie. A l’époque, je voulais fuir la vie telle qu’elle s’annonçait si je restais planté là. A ce moment, oui, il y a eu la fuite de quelque chose. Mais il y avait aussi eu l’envie de voir d’autres villes, d’autres pays, une envie de découvrir de cet humain.
Il y a aussi Dieu dans cet album, un thème qui semble également t’habiter. Damien, en quoi tu crois ?
Ce dont on vient de parler. En l’instant. Je crois en des moments.
Rien de spirituel ?
Si, moi-même j’ai choisi une voie que j’estime être spirituelle. Combien de personnes vont s’endormir en écoutant ces chansons-là, les écouter en prenant le bus … D’une certaine manière, on n’est pas loin du serment religieux. Si je prends mon cas, la sensation de bien-être que je ressens après avoir écouté certaines des chansons que je compose, une fois qu’elles sont passées de l’écrit à l’enregistrement, a quelque chose de profondément spirituel.
La poésie et la révolte, deux arts pour toi intimement liées ?
Evidemment. La poésie est l’expression de la révolte de la nature humaine. Elle est révolte du fait de savoir qu’on va mourir un jour.
Dans la chanson "les printemps", tu dis : "c’est sûr qu’ils sont ivres nos bateaux". A quel point Rimbaud t’inspire ?
Pour moi, je le mets au même niveau que Mozart. En lui, il y a cet enfant qui n’est pas mort, et dans le même temps, la maturité de celui qui a vécu toute une vie. Il y a cette simplicité-là, tout en étant l’opposé du simple. C’est tellement fort. Et quand on sait sa connaissance des langues, du latin, du grec, et sa capacité à mettre ce savoir au service du peuple dans des textes populaires, c’est extraordinaire. Il fait d’ailleurs partie des trois que je nommerais de ce pays. Je dirais l’identité nationale c’est ça, c’est lui. Et pourtant, il s’est barré. Et puis la force de la poésie, c’est qu'avec un stylo et une feuille de papier, pas besoin de prise électrique.
Tu dis dans la chanson "Sonnez tocsin dans les campagnes", "aux armes citoyens des pleurs". Le changement de notre société passera-t-il selon toi forcément par une révolte du peuple ?
On est gavé de peur et de paranoïa, d’auto-complaisance dans le larmoyant, et c’est ça qui est insupportable. Si les lois ne sont pas là pour nous, on doit faire sans les lois ! A un moment donné, la République doit rendre les choses justes. Si elle ne les rend pas, alors il faut agir.
Tu reprends bientôt la route pour une nouvelle tournée, pourquoi avais-tu interrompu la précédente ?
Quand j’ai fait le théâtre des Bouffes du Nord, je me suis rendu compte que je devais faire l’acteur pour interpréter les chansons de l’album "Varsovie", car je n’étais plus dans l’état d’esprit dans lequel j’avais écrit ces chansons. Cela peut faire du bien, de temps en temps, de rechanter certaines chansons, avec de la distance. On chante très bien des chansons quand on les chante avec le sourire, même quand elles sont très tristes. Mais pendant trois heures d’affilée, pour "Varsovie", c’était difficile. Et puis voir dans les yeux des gens de la compassion pour moi, ça n’était pas possible, car moi-même je n’étais pas triste à ce moment-là.
Comment abordes-tu la tournée qui s’annonce ?
Complètement différemment. Déjà, mon répertoire rock va me permettre de ne pas faire la même playlist chaque soir, ça c’est plaisant. Et puis sur cette tournée, je ne veux pas faire des concerts de chansons. J’ai envie d’avoir quelque chose de puissant, plein d’énergie.
Tu réserves quoi à ceux qui te suivent de près et qui seront là le soir du 5 mai au Zénith de Paris ?
Pour le concert du 5 mai, je vais faire un truc spécial. Il n’aura rien à voir avec les autres. Ceux qui n’ont pas pris de place pour ce soir-là en se disant qu’il y aurait juste une ou deux chansons en plus feront une drôle de tête. Mais je préfère que les gens découvrent la surprise d’eux-mêmes, plutôt que d’annoncer la couleur avant.
Romain Lejeune