Il n’y a pas que de l’adolescence mal dégrossie chez Saez, pas uniquement les envols vaniteux d’un jeune cœur qui s’est trop tôt donné des ailes. J’ai souvenir de professionnels adultes qui commentaient sa défection au Printemps de Bourges, il y a quelques années. Il avait prévenu quelques jours plus tôt qu’il ne viendrait pas, puis rappelé en disant qu’il viendrait avec seulement sa guitare… On sentait que le fossé entre les âges peut toujours resurgir, avec toute la morgue et toute la hargne que susciteront toujours les godelureaux chez les mâles bien assis (moi-même, je suis assez souvent parmi ceux-ci, j’avoue).
Donc, on peut prendre son triple CD qui sort ces jours-ci pour une manifestation quasi-acnéique de son âge. Varsovie – L’Alhambra – Paris ne parle que de lui et de sa génération (c’est la même chose). Des récits de voyage, des souvenirs codés, des élans sombres, des sentences définitives (« Non le jour n’est plus le jour quand on n’a plus d’amour » dans Quand on perd son amour), tout cela est sans doute très épris d’absolu, même dans l’expression des ignorances et des incertitudes. Et l’absolu a mauvaise réputation : on devine derrière les gamines anorexiques et les garçons suicidaires, les pactes de mômes et les fugues enfumées.
Mais, curieusement, il me semble entendre là quelque chose de vraiment enraciné. Il y a dans ces presque trois heures de chanson beaucoup de Jacques Brel (celui de La ville s’endormait, de Vieillir, de La, la, la, solaire sous le noir, exalté sa brutalité), pas mal de Léo Ferré (les sentiments très malgré tout de Ton style, la logorrhée insomniaque des années d’après La Mémoire et la Mer) et même de Barbara (Le Mal de vivre, tout le théâtre d’une vie-œuvre fièrement offerte).
L’inspiration semble même parfois directe, sans que l’on ait l’impression de généalogies très complexes : Brel, Ferré, Barbara affleurent franchement, sans que l’on ait l’impression d’un passage par Thiéfaine ou Renaud. Et, en même temps, la parenté avec Cali est assez flagrante, surtout pour ses tentations hymniques. Un jeune homme très classique, finalement.
Bertrand Dicale