L'album du mois
Les 18, 19 et 20 juin 2007, Saez réapparaissait pour 3 concerts sold out au Bataclan après 1 an et demi d'absence. Durant ces 3 soirs, Damien avait donné un set entièrement acoustique avec une foule de nouveaux titres... quasiment tous en anglais. A l'époque, sa page MySpace.com/ Saez livrait d'ailleurs quelques inédits comme Killing The Lambs, Yellow Tricycle, Julie ou Numb. Lors de ces shows, il évoquait l'idée de sortir plusieurs albums, simultanément ou pas, et se réservait la possibilité de lâcher un opus totalement en anglais. Bref, Damien donnait des pistes tout en laissant subsister le doute, avant d'opter pour un silence radio de plus de 6 mois. Fraîchement signé sur le tout aussi frais label indépendant Cinq7 (qui a récupéré Dominique A et lancé le duo franco-finlandais The DØ), Saez est donc de retour avec un triple album dont les affiches en triptyque signées Jean-Baptiste Mondino ont envahi le métro parisien peu de temps avant sa sortie. Visuels noir et blanc, sobres, Damien n'est pas toujours dans le clinquant. Comme pour ces opus précédents d'ailleurs, qui n'ont jamais porté haut les couleurs de l'optimisme.
Là où l'étonnement gagne, par contre, c'est lorsqu'on découvre le tracklisting de ce Paris-Varsovie-L'Alhambra. On a beau épouiller une à une les pochettes et scruter les 29 lignes énumérant l'ensemble des morceaux, il n'y a pas trace d'anglais ici. Pas de Killing The Lambs, pas de Yellow Tricycle non plus. En clair, Damien nous lâche 3 disque mais en a encore sous la guitare ou sous le manche... De quoi balancer un LP en anglais dans les prochains mois ? Au moins, ouais !
Les spéculations sur l'avenir mises de côté, l'écoute commence dans un des bureaux impersonnels du label (ère du piratage oblige) et il est temps de revenir au présent avec Paris. Le 1er disque. Le plus accessible. Jeunesse lève-toi résonne alors dans la pièce. Batterie balayée, arpège discret. Ça, on connaît, pour avoir été offert en avant-première en téléchargement gratuit, puis repris par les ondes radios. Derrière, S'en aller poursuit dans une douceur mélancolique sur une rythmique mécanique menée par la grosse caisse. Même si le morceau a connu quelques changements, la base avait été dévoilée fin 2005 sur les ultimes dates acoustiques de la tournée Debbie. La chanson parle d'amour, mais retiré du contexte, un passage pourrait tout aussi bien faire allusion au parcours atypique qu'a suivi celui qui est passé du statut de jeune et con rebelle voué, malgré lui, à devenir la prochaine mine d'or de l'industrie du disque à celui d'icône d'une génération, signée sur un label indé : "On n'a pas besoin de leur dollars / Juste des rêves et sa guitare / C'est le soir de l'indépendance / C'est le soir de la renaissance." Passé d'Island (Jours étranges) à Barclay (Debbie) via Mercury (God Blesse), Damien a tout connu ou presque dans l'Universal en changeant de structure à chaque album : l'épisode du succès imprévu et quasi irréel sur la foi de plusieurs hymnes dont un qui le colle toujours, celui de l'album ambitieux un peu casse-gueule qui pose néanmoins un artiste et enfin celui du disque choc qui remet en question, tout en affirmant la couleur (noirceur) rock. L'heure de l'indépendance sonne donc et ce triple ne fera pas de concession, comme toujours.
On n'a pas la thune, et son petit air de reggae naïf à la Manu Chao, brouille pourtant les pistes un moment, mais c'est pour mieux revenir aux nerfs de ce triple CD avec Alice. Une guitare arrivant à pas feutrés pendant 1,18mn avec une voix quasi a capella, avant la montée du trip limite chamanique dirigé par la batterie de Monsieur Clive Deamer (déjà présent sur Debbie et qui a la bourlingué aux côtés - entres autres - de Jeff Beck, Roni Size, Portishead, Goldfrapp ou Robert Plant). L'écriture est ciselée, jouissive. La formule trouvée, comme une évidence : "Alice au bout des rêves/Qu'on fait suinter l'aiguille/Pour un tour aux merveilles/Les dealers entre tes bras." Nostalgie enfantine et arpèges lumineux, Le cavalier sans tête fait dans le gracieux tandis que Putains vous m'aurez plus se cogne un peu dans le pathos. Le tournant est pourtant là avec l'évocation de la rupture amoureuse, thème omniprésent dans la suite de l'œuvre, et surtout dans Varsovie et L'Alhambra. Des marées d'écume explore ainsi les doutes, avant que Toi tu dis que t'es bien sans moi et sa délicieuse intro ne confirme l'abandon, "Tu m'as jeté aux vents amers". En plage finale, Kasia met un nom sur cette cassure avec une véritable déclaration à l'accent brelien d'où le piano s'extirpe. Saez signe là un Paris inspiré et délicat, reste à se tourner vers les 2 autres galettes qui vont creuser le sentiment de l'absence dans un climat encore beaucoup plus épuré, confinant même parfois à la plus simple déclamation poétique.
En 19 titres, Damien se livre comme jamais. Le mal et la douleur, les remords et les regrets, on suit un cœur aussi perdu qu'éteint entre Paris et Varsovie. On devine que Kasia n'est autre que celle qui a inspiré Katagena (déjà la face la plus calme et la plus mélancolique de God Blesse) quelques années plus tôt, on imagine les allers et retours en Pologne (Varsovie et Goraszewska avec ses allures slaves), on vit la perdition (Anéanti, On meurt de toi). La musique ne sert plus que les mots, avec tantôt une guitare simpliste (Quand on perd son amour), tantôt un piano ouaté (Au-delà du brouillard). On est plus que jamais dans l'intime et la sincérité, et pour ce qui est du cas Saez, on se doute que les réfractaires ne le seront qu'un peu plus en soulignant les maladresses naïves (L'abattoir) alors que ceux qui l'ont toujours suivi l'aimeront plus encore en retenant ces instants touchés par la grâce (Au-delà du brouillard et sa version instrumentale, On s'endort sur des braises...). Il faudra attendre la suite pour mettre tout le monde d'accord. On l'en sait capable, c'est certain. Mais en a-t-il seulement envie ?
Nicolas Denans